Comme tous ces «créatifs» qui se bousculeront aujourd’hui, jusqu’à vendredi, aux portes de C2Montréal, cet emporium du vide intellectuel et de la propagande marchande qu’on appelle publicité afin de s’alléger la conscience. Et, pour y tenir des «séances de création» dans des piscines de balles blanches, prendre part à des réunions de brainstorming dans des chaises volantes et siroter des cocktails à 30 piastres en réécrivant cette novlangue qui transforme des condos/clapiers de 400 pieds carrés en «condos urbains» et en «espaces architecturaux» (lire : démodés dans deux ans). Tout ça, en récitant en chœur les buzzwords et les euphémismes marketing du moment – «synergie créative», «projet structurant», «journalisme de contenu», «cuisine de rue».
Ils se taperont mutuellement dans le dos d’être ceux et celles qui façonnent de manière insoupçonnée l’inconscient collectif tout en discutant du costume qu’ils porteront au prochain Dîner en blanc.
Les idiots utiles du néolibéralisme
En pleine écriture, je jette aussi un regard du coin de l’œil, très distrait, au site web nightlife.ca, qui apparaît périodiquement sur mon fil Facebook. On y annonce la «saison des bals» qui, comme le printemps, semble revenir chaque année et agit chez les gens qui les fréquentent de la même façon que la saison du renouveau, apportant une vivifiante atmosphère qui casse la grisaille et leur permet de sortir leurs beaux habits.
Des jeunes professionnels-urbains-branchés, parfumés, poudrés, avec leurs complets taillés sur-mesure et leurs robes de soie, qui vivotent dans une bulle opaque à l’intérieur de laquelle ils s’autofélicitent d’incarner une nouvelle élite se croyant «progressiste» parce qu’elle a voté Trudeau et auraient coché Hillary Clinton s’ils étaient nés 150 kilomètres au sud de Montréal.
Un pan de la jeunesse québécoise qui priorise les dernières tendances techno-commerciales comme Uber, AirBnb, Amazon Prime, Netflix et autres multinationales virtuelles qui volent le pain de la bouche à des travailleurs et travailleuses d’industries considérées ringardes et dépassées par ces jeunes hommes et femmes trop beaux et belles pour être vrais. Les vrais idiots utiles du néolibéralisme, en somme.
Univers parallèles
De l’autre côté de leur univers parallèle, des milliers de militants pour la justice sociale et un nouvel ordre politique sont matraqués et gazés par le bras armé de l’État, qui protège les notables et leur permet d’écraser les têtes des membres des classes populaires chaussés de leurs souliers Louboutin cirés et leurs stilettos dernier cri.
Prix total pour les souliers : 1200 piastres. Fabriqués en Chine.
Tout ça alors que, en pleine Journée internationale des travailleurs, des jeunes militants pour la justice sociale se sont encore fait matraqués par une police qui fait l’oeil aveugle et la sourde oreille au fait qu’ils appartiennent aussi socialement à cette classe qui se fait voler subtilement son argent, trop contents «de casser du crotté» pendant que les inégalités sociales et économiques font bouillir une marmite déjà ardente.
Cette journée, qui n’est pas une célébration, mais bien un devoir de mémoire qui devrait alimenter les luttes ouvrières pour élever les conditions des prolétaires de l’âge numérique. Des hommes et des femmes qui travaillent pour des salaires de misère sans syndicat – parce que le syndicalisme, selon cette élite «entrepreneuriale» dopée par le fantasme de fonder la prochaine startup qui remplacera Facebook, c’est tout aussi dépassé que l’industrie du taxi ou le commerce de proximité.
Fêtons plutôt le travail en septembre, au crépuscule de la saison des barbecues, c’est plus convivial, n’est-ce pas?
Entre les deux, cette fameuse «majorité silencieuse», qui adule la jeunesse chromée et méprise celle qui résiste, aveugles qu’ils sont, défiant ce concept trop cité que John Rawls a baptisé le «voile d’ignorance», ce puissant hallucinogène qui agit comme une cloison étanche gardant les citoyens dans la caverne de Platon, sans même l’ombre du soleil pour leur révéler une vérité à tout moins légèrement déformée. Ce voile d’ignorance qui alimente le racisme et la méfiance dans une société qui traverse une période de grands changements irréversibles, pilotés de loin par les guerres impérialistes, le rejet des luttes de libérations et les pillages de ressources de l’autre côté de la planète. Ces millions de citoyens et citoyennes qui deviennent donc la proie facile des semeurs de haine, des va-t-en-guerre souvent déguisés en colombes et des agents d’influence qui cherchent à américaniser toujours plus nos coutumes politiques et sociales.
La jeunesse méprisée montera aux barricades alors que les bandits de grand chemin cravatés-donc-respectables se réuniront à 65 kilomètres du palais du Roi-faiseur-de-rois Paul II de Desmarais, qui ne semble pas faire grand cas que LafargeHolcim, où il siège au sein du conseil d’administration, achètent la paix avec un groupe terroriste à coups de millions au prix de la liberté et du sang des populations de Syrie.
Et on donne quatre milliards à des médecins déjà pleins aux as, tout en enjoignant les infirmières et autres travailleurs de terrain de fermer leurs gueules de gâtés pourris. Même mépris envers nos enseignants. Et on se félicite, dans les officines gouvernementales, d’une hausse minable du salaire minimum tout en passant la journée à rassurer le Conseil du patronat. On poursuit la guerre aux pauvres, on applaudit Alain Deneault qui casse du clown éphébophile pas drôle à Tout le monde en parle pour mieux oublier son existence le lendemain. On se conforte de la mort de millions en se disant que nos bébelles coûteraient trop cher autrement.
Du pain et des jeux?
Plutôt des jeux sans pain.