La maison, une shop pas payante

Dès le début des années 1970, des féministes socialistes et des féministes marxistes, comme elles se qualifiaient, ont constaté l’échec du marxisme classique à penser la condition spécifique des femmes. Elles ont alors entrepris une théorisation de l’exploitation des ménagères en mobilisant la catégorie marxiste de travail. Ce faisant, elles ont accordé aux ménagères un statut de travailleuses et ont fait d’elles des actrices politiques à partir de leurs propres lieux de production. La maison et le quartier sont alors devenus une «usine sociale», nécessaire à la reproduction de la force de travail. Tout comme les prolétaires, les ménagères seraient dépossédées des moyens de production (capital, infrastructures, machines) et contraintes à vendre leur force de travail. Toutefois, elles seraient limitées à un seul patron — leur mari —, en vertu du contrat de mariage.

C’est donc à la fois dans une posture d’inspiration et de dépassement du marxisme que ces féministes ont analysé le travail ménager comme forme d’exploitation spécifique des femmes dans le système capitaliste. Cette lecture non orthodoxe a toutefois été source de tensions. À l’intérieur du mouvement des femmes, certaines féministes ont critiqué l’analogie économique entre travail et activités reproductrices, tandis que leurs camarades masculins y ont vu une tentative de «diviser la lutte».M’étant un peu (beaucoup) intéressée aux discours féministes sur le travail ménager, je dois admettre que cette analyse n’est pas sans faille. Malgré tout, celle-ci a ouvert la voie pour tenir compte du travail invisible, jusque là absent de la pensée marxiste. Plutôt que de le situer en marge du capitalisme, ces militantes l’ont inscrit en son centre, au moment où les rapports d’exploitation étaient surtout analysés à travers les classes sociales.

À l’intérieur du mouvement des femmes, certaines féministes ont critiqué l’analogie économique entre travail et activités reproductrices, tandis que leurs camarades masculins y ont vu une tentative de «diviser la lutte».

La nouvelle division internationale du travail

À partir des années 1980, la perspective du salaire au travail ménager a mené à une réflexion plus large, portée notamment par Silvia Federici, sur la nouvelle division internationale du travail. Cette dernière soutient que le système capitaliste dépend structurellement du travail gratuit et non contractuel, sous toutes ses formes. Dans le contexte de la mondialisation, on aurait assisté à une redistribution internationale du travail reproductif, sur la base de l’appropriation du travail des femmes des Suds pour la reproduction des populations des métropoles. Cette réorganisation du travail se manifeste sous plusieurs formes : programmes d’immigration de travailleuses domestiques, recours aux mères porteuses, développement d’un marché de bébés à travers le système d’adoptions internationales, tourisme sexuel, agences de vente d’épouses par correspondance, etc.

Cette nouvelle division aurait permis aux gouvernements d’Europe, du Canada et des États-Unis de résoudre la crise du travail ménager, à l’origine du mouvement féministe des années 1970, et de «libérer» des milliers de femmes pour qu’elles travaillent à l’extérieur du foyer. Toutefois, cette stratégie s’est avérée coûteuse, puisqu’elle a créé de nouvelles relations de subordination entre les femmes tout en renforçant la déqualification et la dévalorisation du travail de reproduction, en laissant intacts les rapports de genre. Selon Federici, le travail est la ressource la plus importante exportée par les pays des Suds, bien qu’il ne soit jamais pris en compte dans leurs dettes.

Le care au temps du néolibéralisme

Dans le contexte du capitalisme financier, on assiste à une «crise du care», qui renvoie au bouleversement de la reproduction sociale. La philosophe Nancy Fraser soutient qu’au cours des dernières décennies, non seulement la mondialisation a engendré une nouvelle répartition internationale du travail reproductif, mais au sein même des sociétés européennes et nord-américaines, les politiques néolibérales et les mesures d’austérité successives ont mené à un désinvestissement massif dans les programmes sociaux. Avec le démantèlement de l’État-providence, le travail de soin a été externalisé sur les familles et les communautés qui, paradoxalement, sont de moins en moins en mesure de l’assurer.

Avec le démantèlement de l’État-providence, le travail de soin a été externalisé sur les familles et les communautés qui, paradoxalement, sont de moins en moins en mesure de l’assurer.

En conséquence, la reproduction sociale se transforme en services marchands, pour celles et ceux qui peuvent les payer, ou est alors reléguée à la sphère privée, pour celles et ceux qui n’en ont pas les moyens. Plusieurs secteurs d’emploi liés au travail de reproduction, de la restauration au soin des aîné·es, se retrouvent également précarisés et sous-rémunérés, alors que les postes sûrs se font de plus en plus rares. Comme Fraser l’avance, les phases successives du capitalisme ont chacune mené à une prise en charge différente du «problème» de la reproduction. Le capitalisme, tout en dépendant intrinsèquement du travail reproductif, tend, par sa nécessité d’accumulation perpétuelle, à le déstabiliser. Plutôt que d’embrasser les solutions néolibérales à la prise en charge du care, il importe plus que jamais de mettre en place de nouvelles formes de solidarités.

La distribution du travail de reproduction se situe donc au cœur de rapports de pouvoir qui touchent non seulement les femmes, mais également les personnes de classe et de statut précaire, les groupes racialisés et les individus en situation de vulnérabilité. Tout mouvement social, toute théorie de la justice, devrait prendre au sérieux le care et l’intégrer dans une analyse transversale qui tienne compte des continuités entre le travail gratuit et le travail salarié. Plus largement, réfléchir à la répartition de la charge de la reproduction implique également de revoir la façon dont nous menons les luttes syndicales, anticapitalistes, étudiantes, écologistes ou féministes. Il ne s’agit pas d’un problème périphérique, mais qui se situe au centre de la vie humaine.

Tout mouvement social, toute théorie de la justice, devrait prendre au sérieux le care et l’intégrer dans une analyse transversale qui tienne compte des continuités entre le travail gratuit et le travail salarié.

Camille Robert, candidate au doctorat en histoire.

Ce texte est publié dans le cadre de l’événement La Grande Transition – Préparer la société après le capitalisme, qui aura lieu du 17 au 20 mai 2018 à Montréal. Pour plus d’informations ou pour s’inscrire :
https://thegreattransition.net/fr/.
Camille Robert participera au panel Femmes, Travail et Reproduction sociale, Samedi 19 mai à 9 h 30. Cliquez ici pour plus d’information.
Le titre fait référence à un slogan féministe français.