L’athlète vient alors de se faire retirer son titre de champion et son passeport, et est banni des rings de boxe parce qu’il refuse de s’enrôler dans l’armée américaine à cause de son opposition à la guerre du Vietnam. Ali, plus tard nommé comme le «plus grand objecteur de conscience» par Amnistie International, devient du jour au lendemain l’ennemi public numéro un, boudé, attaqué par son propre gouvernement, et risque même la prison. Il ne démord cependant jamais de ses positions. Au sommet de sa carrière, il paie cher le prix de ses croyances religieuses (il s’est converti à l’Islam au début des années 1960, NDLR) et politiques. Grâce à sa posture, Ali est devenu une figure iconique d’une génération marquée par la contre-culture et l’anti-establishment. Il demeure, à ce jour, un exemple de comment une célébrité peut utiliser sa notoriété et son leadership pour faire avancer des causes justes.
Imaginez donc ma surprise, vendredi dernier, de découvrir la page couverture du magazine Urbania — qui célèbre son 15e anniversaire sous le thème des «Nouveaux Québécois» — mettant en vedette le célèbre chroniqueur du Journal de Montréal Richard Martineau, répliquant la même pose qu’Ali, et dépeint comme un «martyr québécois».
Pardon? Non seulement Martineau n’est-il pas un martyr, mais il ne pourrait être plus à l’opposé de la définition qu’on en fait. Il est plutôt un intimidateur populiste qui utilise ses nombreuses plateformes pour victimiser et stigmatiser les minorités ethniques et religieuses du Québec, entre autres choses. Il ne dénonce pas le pouvoir, étant lui-même un homme puissant qui ridiculise ceux et celles qui n’en ont pas. En d’autres mots, Martineau n’est pas anti-establishment, il est l’establishment.
Un martyr, ou un héros de la contre-culture est quelqu’un qui s’oppose au sentiment populaire, même quand cela va à l’encontre de ses propres intérêts personnels. Martineau surfe sur la vague populiste depuis longtemps, n’étant limité par aucun média pour dire ce qu’il pense, notamment grâce à une chronique quotidienne dans le journal le plus lu au Québec, une émission de radio à Québec et un programme télévisé. Non seulement cet homme n’a jamais souffert, ne serait-ce qu’une seule journée, de censure à cause de ses opinions, il est généreusement payé pour le faire – socialement et financièrement.
Comment oublier qu’il est l’homme qui a animé un programme télévisé habillé d’une burqa, ostracisant et rabaissant les femmes musulmanes; celui qui a ridiculisé les étudiant-es dans leur lutte pour accéder à des frais de scolarité abordables; celui qui a été blâmé de nombreuses fois par le Conseil de presse du Québec à l’effet de véhiculer de la fausse information; celui qui a dénigré tant de fois les Musulman-es dans ses tribunes qu’une étudiante de l’UQAM a pu en tirer assez de matériel pour rédiger un mémoire entier sur son islamophobie. Dans quel univers, donc, cet homme est-il persécuté???
Martineau, c’est la version numérique de votre oncle toujours fâché, un peu déconnecté, presque raciste, qui, au souper de Noël, se plaint de comment «ce n’est plus comme avant», et que «si les immigrants sont pas contents, qu’ils rentrent chez eux». La somme de ses chroniques inspirent du clic réactionnaire et du contenu mal recherché, écrites pour attirer des lecteurs qui n’ont pas de bases pour comprendre les thèmes complexes du monde contemporain, et qui pense que 40 % de la population canadienne est maintenant musulmane et occupée à implanter les lois de la Charia dans notre dos.
Dans l’article d’Urbania qui justifie le choix de sa page couverture, Martineau réfère à lui-même en tant que «cible facile» et comme bon «punching bag». Il utilise le ton jovial de quelqu’un qui, non seulement aime l’attention, mais qui n’a jamais vraiment eu peur pour sa sécurité ou été concerné par les conséquences des propos qu’il tient dans ses tribunes. Les cibles faciles et les «punching bags», ce ne sont pas lui; ce sont celles et ceux qui, quotidiennement, sont ciblé-es par lui. Les femmes musulmanes arborant le hijab, les féministes, les étudiant-es en grève ont notamment été les victimes de sa méconnaissance et de son manque d’empathie.
Il pourrait dire qu’il est ironiquement un martyre pour la cause (laquelle, je n’en suis pas sûre…), mais ce n’est pas une raison pour qu’Urbania amplifie l’ironie et valide ce qu’il défend. Un homme qui bénéficie d’autant d’espace pour rabaisser, et attaquer les communautés marginalisées pour du «click» facile ne devrait pas être récompensé encore plus pour cela.
Bien que je ne crois pas que l’équipe d’Urbania ait choisi ce concept illustrant Martineau de façon malicieuse pour leur couverture, je pense qu’il s’agit néanmoins d’un exemple flagrant d’un manque de sensibilité contextuelle. Le manque de diversité peut souvent plonger certaines histoires dans des zones grises, et surtout, teinter la façon dont elles sont racontées. Quand un pourcentage significatif de minorités n’est pas là pour balancer les choses et offrir une perspective différente dans une salle de rédaction, on obtient des points de vue qui sont terriblement déséquilibrés et gonflés de privilèges. Je sais que certaines personnes sont hérissées par ce terme, mais ce qu’il signifie, c’est que quelqu’un qui n’est pas affecté par quelque chose peut l’ignorer, ou, dans ce cas-ci, ne présenter qu’un seul côté de la médaille.
Mais les communautés affectées par le vitriol de Martineau n’ont pas ce luxe. Une femme musulmane qui, jour après jour, lit les chroniques de Martineau qui questionnent son libre arbitre à prendre ses propres décisions n’a pas le loisir d’être indifférente au fait que cet homme soit normalisé en faisant la couverture d’un magazine populaire.
Même si l’intention première était de dépeindre le Québécois moyen qui se sent persécuté par une image très ironique et drôle, Martineau le représentant, ce n’est pas ce qu’on en retire. Urbania avait l’opportunité de décrier les contradictions du chroniqueur et de questionner ses propos et ses attaques envers les plus vulnérables dans l’entrevue réalisée avec Martineau. Mais cette dernière ne le remet nullement en question. Il s’agit plutôt d’un profil flatteur, en contradiction avec ce qu’Urbania justifie par rapport à sa couverture. Personnellement, ça ne m’intéresse pas de savoir que Martineau a un bon sens de l’humour et qu’il est un bon père. Il est possible de propager des opinions anti-immigration, anti-musulmanes et antiféministes et lancer la balle à son fils. J’ai plusieurs personnes dans mon entourage dont les opinions me font parfois grincer des dents, mais ça ne veut pas dire que je vais donner plus d’ampleur à leurs idées pour autant.
Et même si je crois que Martineau est de loin meilleur que des hommes comme Ezra Levant et d’autres islamophobes du reste du Canada, je ne veux pas qu’un magazine soi-disant progressiste perde du temps à le normaliser au bénéfice du choc des valeurs ou d’initiatives audacieuses.
«L’art-choc» sensationnaliste ne signifie rien s’il n’y a pas de but réel derrière ou que l’intention de se faire échoue lamentablement. Muhammad Ali s’est battu pour des choses dont Martineau se serait probablement moqué aujourd’hui. Je comprends donc totalement pourquoi les gens sont offensés de cette comparaison, malgré une intention soi-disant inoffensive et drôle.
Même si aucune publication ne peut se targuer de n’avoir jamais fait de faux pas éditoriaux, ce n’est pas respectueux envers le lectorat d’Urbania que l’équipe de ce dernier continue de défendre sa position malgré le tollé général, au lieu d’admettre qu’il s’agit d’un choix douteux.
Donner plus d’espace médiatique à un homme qui a bâti sa carrière en stigmatisant et en étiquetant ceux et celles qui ne ressemble pas ou ne vivent pas leur vie de la même façon que lui n’est pas «pousser le bouchon plus loin». L’usage de l’ironie ne peut pas tout justifier dans ce cas-ci. Oui, il s’agissait probablement d’une grosse blague, seulement, elle n’est pas drôle.