L’Article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme stipule que : «Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit.» C’est pourquoi tous les 3 mai, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) braque les projecteurs sur la liberté de presse, mais aussi sur les libertés d’expression et d’accès à l’information.
Cette année, la principale célébration de la Journée mondiale de la liberté de la presse a eu lieu à Accra, capitale du Ghana. Par un heureux hasard, Reporters sans frontières (RSF) a annoncé fin avril que ce pays anglophone ouest-africain a obtenu la première place de son Classement mondial de la liberté de la presse 2018 sur son continent (la 23e mondialement). Et ce, malgré un projet de loi sur le droit à l’information qui attend depuis 17 ans d’être adopté et un grand nombre de conflits d’intérêts entre les propriétaires des médias et les membres de la classe politique.
«Les libertés de presse et d’expression sont très sous-estimées dans notre partie du monde», a d’ailleurs reconnu le vice-président ghanéen Mahamudu Bawumia en ouverture de la conférence de deux jours à laquelle a assisté Ricochet. Depuis plusieurs décennies déjà, les journalistes africain-es qui tentent d’enquêter sur les autorités, de rapporter les mouvements sociaux ou d’exposer les voix dissidentes encourent en effet de nombreux risques : agressions physiques en tout genre, harcèlement psychologique et sexuel en personne ou en ligne, menace à la famille, poursuites judiciaires, emprisonnement et même assassinat. Selon les plus récentes statistiques de l’UNESCO, 97 journalistes africain-es ont été tué-es entre 2012 et 2016, sur un total mondial de 530.
Récemment, la percée d’Internet sur le continent, la popularité croissante des réseaux sociaux et leur utilisation de plus en plus systématique pour chercher et diffuser de l’information a mené à l’apparition d’une toute nouvelle menace : la restriction d’accès à certains réseaux sociaux ou sites web par les autorités gouvernementales, allant jusqu’à la coupure complète de l’accès à Internet et aux réseaux téléphoniques pour une période de quelques heures à quelques mois.
L’objectif est de «museler les voix dissidentes et [d’]empêcher la diffusion des informations qui relaient le mécontentement d’une partie de la population», résume RSF dans le rapport qui accompagne son Classement 2018. Pour y arriver, les autorités ordonnent aux principaux fournisseurs de télécommunications du pays de bloquer les protocoles d’accès à certains sites — surtout les réseaux sociaux populaires — ou alors à l’ensemble du web et/ou des lignes téléphoniques.
Mieux connue sous les vocables anglophones Internet shutdown, blackout ou kill switch, cette pratique rend effectivement les communications électroniques «inaccessibles — ou à toutes fins pratiques inutilisables [parce que trop lentes] — par une population donnée ou dans un lieu spécifique, généralement pour exercer un contrôle sur la circulation de l’information», a expliqué à Accra Melody Patry, directrice du plaidoyer de l’ONG Access Now, qui mène une campagne internationale à ce sujet, baptisée KeepItOn.
Car la tendance est dangereusement à la hausse, surtout en période électorale ou de bouleversements politiques et sociaux. Après quelques cas isolés — dont dans la région autonome chinoise du Xinjiang en 2009 et sur tout le territoire égyptien en janvier 2011 —, Access Now a répertorié 18 coupures en 2015, 56 en 2016, puis 104 en 2017. L’UNESCO les qualifie d’attaques par «déni de service» aux libertés de presse, d’expression et d’accès à l’information, car elles empêchent à la fois les journalistes de faire leur travail puis de le diffuser, et les citoyen-nes d’être informé-es puis de renseigner leurs propres réseaux.
L’Afrique durement touchée
L’un des exemples africains les plus frappants est le Cameroun, où les autorités ont entre autres ordonné la coupure des télécommunications (données, appels vocaux et textos) dans deux régions durant 93 jours d’affilée en 2017. Il faut savoir que depuis plusieurs mois, la minorité anglophone du nord-ouest et du sud-ouest du pays proteste contre «sa marginalisation au sein de l’État camerounais» et que certaines factions souhaitent l’indépendance. «Le gouvernement n’a pas donné de raison officielle pour cette coupure, mais nous croyons que c’est une manière de punir les sécessionnistes, et aussi une façon de les empêcher de partager de l’information entre eux», a soutenu à Accra le chercheur Serge Daho, de l’association camerounaise Promotion des technologies garantes de l’environnement et de la qualité de vie. «Ce n’était pas la première fois — ni la dernière — que des services ont été coupé dans ces régions en 2017, et le gouvernement a déjà invoqué la “sécurité nationale” pour le faire», a-t-il précisé. Dans tous les pays touchés, il est fréquent que les autorités ne donnent aucune explication, ou alors un justificatif bidon comme «la tenue d’examens» (voir infographie ci-haut).
En janvier une plainte a été déposée contre l’État camerounais devant le Conseil constitutionnel. «C’est la première fois qu’un État est poursuivi pour avoir coupé Internet, a souligné Melody Patry. Le but de ce dossier est aussi d’établir un précédent.» Qui plus est sur l’un des continents les plus concernés : les gouvernements du Togo et de la République démocratique du Congo ont régulièrement recours à cette pratique lors des rassemblements de l’opposition. Depuis 2016, celui du Tchad a également restreint à de nombreuses reprises l’accès aux textos ainsi qu’aux réseaux sociaux tels Facebook et Whatsapp en période de protestations de la société civile.
«Aujourd’hui, la véritable ressource qui nous permet d’avoir accès à de l’information instantanée reste et demeure l’Internet, grâce à ses réseaux sociaux. Lorsque ces derniers sont coupés — pour des raisons qu’on ne sait pas trop — cela [ressemble] à un enfant qu’on arrête brusquement d’allaiter», a illustré le présentateur de l’émission TIC Monde à Télé Tchad, Clothere Mbairane, à l’ONG [Internet Sans Frontières] (https://internetwithoutborders.org/temoignages-difficulte-de-vivre-internet-tchad/), qui a présenté son témoignage vidéo à Accra.
Des conséquences tangibles, mais difficilement quantifiables
L’Asie et le Moyen-Orient sont aussi durement touchés par le phénomène. Depuis 2015, plusieurs coupures délibérées ont été rapportées en Inde, au Pakistan, en Syrie, en Iran en Irak et en Chine, pour ne nommer que ceux-là. En Turquie, l’accès à l’encyclopédie collaborative Wikipédia est par exemple bloqué depuis plus d’un an. Les Amériques ne sont pas épargnées : des juges ont entre autres bloqué l’accès à la messagerie instantanée Whatsapp à au moins deux reprises.
«Les autorités ne réalisent pas combien leur pays peut perdre en coupant l’accès à Internet pour seulement une journée, a mentionné Julie Owono, directrice générale d’Internet Sans Frontières. Je crois aussi que les techniques de mesure que nous utilisons actuellement en sous-estiment encore les impacts, parce qu’elles ne tiennent pas compte de l’économie informelle : les vendeurs de crédit téléphonique dans les rues, par exemple.»
Interdire l’accès à des applications comme Uber, Whatsapp et Facebook a également des conséquences économiques réelles, mais difficilement quantifiables. Idem pour l’accès des journalistes aux outils aujourd’hui nécessaires pour accomplir leur travail quotidien, car il restreint par conséquent l’accès des citoyens à l’information nécessaire pour prendre des décisions éclairées dans divers aspects de leur quotidien.
Malgré les difficultés inhérentes à ce genre d’exercice, des organisations tentent de quantifier les impacts des coupures d’Internet. Darrell M. West, vice-président du think tank américain Brookings Institution, a par exemple analysé l’impact de 81 incidents de courte durée dans 19 pays entre le 1er juillet 2015 et le 30 juin 2016. M. West a conclu que l’ensemble de ces coupures avaient coûté «au moins 2,4 milliards de dollars américains en termes de PIB global». Selon ce qu’il qualifie «d’estimations prudentes», les pertes nationales se chiffraient à 968 millions $ US en Inde, 465 millions en Arabie Saoudite, 320 millions au Maroc, 116 millions au Brésil et 72 millions en République démocratique du Congo, entre autres.
Plus récemment, Internet Society et NetBlocks ont joint leurs forces pour mettre au point un outil en ligne, The Cost of Shutdown Tool. À partir de cet été, celui-ci devrait permettre à tou-tes les intéressé-es d’obtenir une estimation des impacts économiques des interruptions de télécommunications dans différents pays.
Utopique rappel à l’ordre?
La Journée mondiale de la liberté de la presse se clôt chaque année par la proclamation d’une série de constats et de revendications. La Déclaration d’Accra adoptée le 3 mai dernier a donc appelé chaque État membre de l’UNESCO à «éviter d’imposer des coupures d’Internet ou d’autres moyens de communication, ou d’autre mesure qui limitent indûment ou de manière disproportionnée les échanges numériques d’informations, incluant par des techniques de filtrage ou de blocage», sachant que ces interruptions «violent le droit à la liberté d’expression et entravent le développement durable».
Leur vœu semble malheureusement bien pieux : depuis le début de l’année, l’Inde a déjà procédé à au moins 46 coupures, l’accès à plusieurs réseaux sociaux et applications de messagerie a été restreint au Sri Lanka en période d’état d’urgence, ainsi qu’au Tchad à plus d’une reprise… Et la liste ne cesse de s’allonger.