La députée de Québec solidaire Manon Massé avait d’abord signé une lettre dans Le Devoir du 8 mars dans laquelle elle affirmait : «Depuis 30 ans, c’est la même clique qui se passe la rondelle du pouvoir. Depuis 30 ans, cette clique est majoritairement masculine. Et ces messieurs ne sont jamais trop pressés d’améliorer le sort collectif des femmes du Québec». Une semaine plus tard, Jennifer Drouin, candidate du Parti québécois qui souhaite remplacer Mme Massé dans sa circonscription a répondu dans le même journal que la députée solidaire nuisait au féminisme par ses propos qu’elle juge anti-hommes.
Jean-François Lisée s’en est mêlé par la suite, se disant «choqué» par la lettre de Manon Massé. «C’est une lettre qui accuse tous les hommes de ne pas accompagner le combat des femmes et des LGBT vers plus d’égalité», a-t-il déclaré en mêlée de presse à l’Assemblée nationale. «De se faire dire par Mme Massé que tous ces gens-là depuis 30 ans font partie d’une clique de boys club, ça nuit à la cause des femmes. Ce n’est pas en excluant ses alliés, ce n’est pas en refusant les alliances, ce n’est pas en injuriant ceux qui ont fait en sorte qu’il y ait des avancées pour les femmes, qu’on fait avancer la cause des femmes», s’est-il indigné.
L’affaire a été relayé dans les grands médias, on pouvait entendre Mme Drouin répéter à l’antenne de TVA que «ça a toujours été un travail d’équipe. Il y a toujours eu des hommes politiques qui ont travaillé avec des femmes pour faire avancer les causes féministes.» Le débat a fait rage sur les médias sociaux entre les militants du PQ et de Québec solidaire. Manon Massé a dû préciser ses propos sur sa page Facebook.
Revnons aux faits historiques. Quel mérite revient réellement aux hommes dans cette longue bataille qu’est le féminisme? L’historienne des femmes Micheline Dumont remet les pendules à l’heure.
De l’ignorance
«C’est de l’ignorance», commente-t-elle au bout du fil. «Prenons l’exemple du droit des femmes d’étudier. C’est quelque chose que les femmes ont demandé depuis le début du 20e siècle, à répétition, pendant des décennies. Ç’a été une bataille chaque fois», résume l’historienne qui a documenté la question. Après des années de revendications, en 1908, les religieuses ont arraché l’autorisation d’ouvrir un collège classique féminin (un seul) afin de permettre aux femmes d’accéder à l’université. Entre 1944 et 1960, le nombre de collèges classiques féminins passe de 12 à 21, mais sans recevoir de subventions de l’État, contrairement aux collèges masculins (d’après une étude du Conseil du statut de la femme).
«Les religieuses voulaient les mêmes cours que les garçons. Elles ont usé de toutes sortes de stratégies pour gagner la bataille», informe l’historienne. «C’est sur qu’on peut dire qu’en 1964 c’est Paul Gérin-Lajoie [alors ministre de l’Éducation] qui a accordé l’égalité à l’éducation, mais c’est parce que ça faisait plus de 60 ans que les femmes le demandaient. Avant lui, il y a toute une litanie de curés, de ministres, de directeurs et d’universitaires qui ont dit non», poursuit-elle.
Si des gains ont été obtenus par alliance avec des hommes réformistes dans l’histoire, il faudrait surtout parler d’une alliance au moment de changer la loi. «Mais cette alliance ne doit pas effacer les décennies précédentes, remplies de revendications qui sont ignorées», souligne Micheline Dumont.
La bataille des femmes pour le droit de vote
Même chose pour le droit de vote des femmes. On lit souvent dans les manuels scolaires que «le gouvernement a accordé le droit de vote aux femmes» en telle année, sans d’autres explications. On fait rarement mention des batailles parfois violentes auxquelles les femmes ont dû faire face pour y arriver. «En Angleterre et aux États-Unis, des dizaines de femmes ont été emprisonnées. Elles faisaient la grève de la faim, elles ont été gavées en prison, une forme de torture», rappelle Mme Dumont. (Cette histoire est bien montrée dans le récent film Les Suffragettes).
Au Canada, après 1925, seules les Québécoises sont privées du droit de vote au niveau provincial. Thérèse Casgrain, avec la Ligue des droits de la femme et Idola Saint-Jean de l’Alliance canadienne pour le vote des femmes du Québec, mènent le combat sans relâche jusqu’à leur victoire en 1940, après 27 ans de mobilisation.
«C’est grâce à une ruse de Thérèse Casgrain qui a inscrit le vote des femmes au programme du parti libéral en 1938 que le Parti libéral l’a accepté», explique Mme Dumont. À cette époque, Maurice Duplessis est au pouvoir, et il était presque impensable de le renverser. Dans le contexte de l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, le fédéral intervient pour faire élire les libéraux au Québec, et Godbout devient premier ministre. À ce moment-là, il n’a plus le choix d’accepter la demande de Mme Casgrain. «Mais il avait déjà voté contre le vote des femmes 12 fois avant!», rappelle Mme Dumont.
L’histoire a retenu que c’est Adélard Godbout qui a donné le droit de vote aux femmes, effaçant les décennies de combats des femmes dans cette quête. «Un réflexe masculin», pour l’historienne Micheline Dumont. «C’est sur que c’est un homme qui prend la décision, mais c’est parce que ce sont les hommes qui ont le pouvoir. Les femmes sont en dehors des sphères du pouvoir et n’avaient pas le droit de décider.»
Quand les épouses n’avaient aucun droit
On pourrait aussi parler de la lutte pour modifier la condition juridique des épouses, une des plus longues batailles des féministes. Lancé par Marie Gérin-Lajoie dès la fin du XIXe siècle, le débat sur les droits civils des femmes se poursuit en 1929 lors de la Commission Dorion. Les discussions stagnent. En 1956, on abolit enfin l’article relatif au double standard concernant la séparation pour cause d’adultère.
Il faut attendre l’année 1964 pour que la ministre Claire Kirkland-Casgrain (la première femme élue à l’Assemblée nationale du Québec) puisse déposer le projet de loi 16 mettant fin à l’incapacité juridique des femmes mariées. C’est seulement là que les législateurs abdiquent. Après plus de 60 ans de lutte, les épouses ont enfin des droits, comme exercer une profession sans l’autorisation du mari, signer des contrats, avoir un compte en banque.
Ce sont également les mobilisations féministes qui ont poussé les gouvernements fédéral et provincial à adopter la légalisation du divorce (1968) et l’égalité des époux dans le mariage (1980). Quant à la décriminalisation de l’avortement (1988), il s’agissait des revendications des féministes radicales des années 1970. Ce sont elles qui ont ouvert la discussion sur des sujets jusqu’alors tabous : la violence domestique, le viol et les agressions sexuelles.
L’équité salariale et la marche des femmes
En 1995, des femmes de tous les horizons se mobilisent autour d’une vaste coalition contre la pauvreté. C’est la marche Du pain et des roses, organisée par Françoise David et… Manon Massé. Les 850 marcheuses sont accueillies par une foule de 15 000 personnes devant l’Assemblée nationale pour présenter leurs revendications au premier ministre Jacques Parizeau. «Il fallait voir les femmes venir de différents réseaux! C’est rare qu’on voit des femmes de la fonction publique côtoyer des femmes sur l’aide sociale», m’expliquait Mme Massé pour un article sur l’histoire de la FFQ.
Des gains découlent de l’événement : augmentation du salaire minimum, adoption de la Loi sur l’équité salariale et réduction du temps de parrainage de 10 à 3 ans pour les immigrantes parrainées par leur conjoint. Mais ces gains sont minimes par rapport aux revendications des marcheuses. Le salaire minimum est augmenté de 45 cents, passant ainsi à 6,45 $ de l’heure, alors que les marcheuses demandaient 8,15 $.
Quant à l’équité salariale, on sait que cette quête n’a jamais été atteinte. Une des grandes difficultés est la valorisation toujours plus grande des métiers traditionnellement masculins par rapport aux métiers vus comme féminins. Cette distinction est profondément ancrée dans l’histoire, souligne Micheline Dumont.
Elle rappelle que dans la fonction publique, les professions les mieux rétribuées, donc masculines, étaient non seulement mieux rémunérées, mais bénéficiaient d’un système d’échelons qui augmentaient à chaque six mois. Par contre, dans les professions dites féminines, on changeait d’échelons tous les deux ans. «C’est Parizeau lui-même qui a assumé la création de ce système dans la fonction publique, en 1964», souligne Mme Dumont.
Politiques familiales : la bonne décision des hommes?
Revenons à la lettre publiée dans Le Devoir de Jennifer Drouin. Elle écrit : «La politique familiale la plus généreuse en Amérique du Nord, dont les CPE et les congés parentaux font partie, a été voulue par les féministes et le mouvement syndical, et mise en œuvre par Pauline Marois et Nicole Léger. Mais c’est sous les conseils de Camil Bouchard qu’elle a été décidée et proposée par le bureau de Lucien Bouchard, dont Jean-François Lisée était le conseiller.»
Micheline Dumont rappelle que Camil Bouchard s’appuyait sur des dizaines d’études faites par les chercheuses féministes. «Il était surtout le grand défenseur des enfants. Il ne s’intéressait pas tellement aux femmes», précise-t-elle.
D’ailleurs, des politiques familiales étaient réclamées par les féministes dès les années 1920 : «Taschereau [premier ministre de 1920 à 1936] était contre le droit de vote des femmes, car il voulait éviter de donner des pensions aux mères, que les femmes réclamaient». Taschereau a même déclaré : «Si jamais les femmes du Québec obtiennent le droit de vote, ce n’est pas moi qui leur aurais donné!»
On pourrait continuer à donner des exemples longtemps, puisque toute l’histoire des femmes fonctionne sur ce principe. Des femmes se battent pendant des décennies pour obtenir des droits, les législateurs sont contre leurs revendications. Un jour, un homme prend le micro et déclare que tel ou tel droit est accordé. L’histoire ne retient que ce nom. Le travail des féministes est effacé, invisible.
J’invite M. Lisée et Mme Drouin à faire preuve de prudence dans leurs déclarations et de prendre le temps de s’informer sur l’histoire des femmes. Surtout lorsqu’ils viennent d’un homme qui aspire à être premier ministre du Québec, ces propos sont insultants pour celles qui ont lutté avec détermination pour remporter ces gains dans l’histoire. Il n’est pas trop tard pour que les hommes deviennent de véritables alliés dans les luttes féministes. Mais d’abord, il faudrait reconnaître les torts du passé, et ne pas ajouter l’insulte à l’injure en surestimant le rôle que les hommes ont eu.