C’est un scénario comme il y en a désormais tellement. Quatorze mois d’une lutte faite de séjours à l’hôpital, de traitements, d’une lente perte d’autonomie, de stress sur la famille, son mari, ses enfants. Quatorze mois d’une lutte qui finit par épuiser tout le monde. Tandis que mamie, graduellement, perdait la souveraineté de son propre corps, mon grand-père tentait de l’aider comme il le pouvait, assimilant peu à peu cette idée qu’il se retrouverait bientôt seul. Les enfants se sont rassemblés et mobilisés pour redonner, au meilleur de leur capacité, tout ce que leurs parents leur avaient offert jadis. Cette solidarité est magnifique, confirme des liens, en révèle d’autres, mais elle a ses limites et la fin est inéluctable : un jour, on a retrouvé mamie dans son lit de mort, à bout de nerfs à force de lutter contre la douleur, de lutter contre la peur de disparaître, de quitter ce monde d’amour, de souffrances aussi, le seul univers qu’elle connaissait, celui de la vie.
C’est dans le visage de mes cousins et cousines que j’ai compris que mon rapport à la mort avait changé. Eux la retrouvaient pour la première fois, tandis que je savais pour ma part à quoi m’attendre. J’ai vu des gens formidables partir, j’ai accepté le vide qu’ils ont laissé dans ce monde, mais j’ai gardé leur présence bien en moi, et il me semble que je me suis retrouvé devant ma grand-mère, prêt à ce changement. Sûr qu’elle était désormais entre bonnes mains. Confiant aussi qu’il suffisait de se serrer les coudes, en famille, pour qu’une nouvelle façon d’être ensemble advienne, sans mamie, mais harmonieuse elle aussi.
Dans la soirée qui a suivi le départ de mamie, avec la famille tout attablée, au bout de quelques belles heures, il semblait que nous avions tout dit, que la fatigue reprenait le pas sur l’adrénaline, mais parce qu’un sentiment fort de solidarité régnait dans la pièce, on a étiré un peu la soirée en s’écrasant devant les Olympiques. Le bobsleigh. Désintéressés en général par le bobsleigh, pas particulièrement patriotiques et même plutôt souverainistes, ça nous a soudain paru tout à fait naturel de regarder ça. Ce soir-là était différent des autres. Mamie était morte et on se demandait si le quatuor canadien ferait une descente sans que son bolide n’écorche les rampes et parvienne ainsi à rester sur le podium.
La mort a-t-elle sa place à l’hôpital?
Entre deux descentes, ma cousine m’a parlé de l’œuvre d’art commandée par le CHUM qui créait un petit scandale, ainsi que le rapportait Radio-Canada. L’œuvre, de l’extérieur, apparait en cinq représentations de montagnes, évoquant les défis que doivent surmonter les patients et les équipes médicales pour vaincre la maladie. De l’intérieur, on découvre une mosaïque faite de soleils dentelés, au centre desquels se retrouvent un mot, sensé évoquer les éléments de nos vies. Au total, l’œuvre est constituée de quinze mille mots, et il appert qu’au département d’oncologie, certains d’entre eux — «cercueil», «hécatombe» et «nichons», notamment — ont dérangé les patient-es. On a d’ailleurs demandé à ce qu’ils soient remplacés (Les artistes ont d’ailleurs fait des excuses publiques, affirmant que lesdits mots seraient aussitôt remplacés par d’autres, plus appropriés).
Je n’aborderai pas le sujet de la censure. Il le faudrait pourtant, les cas récents ayant été nombreux et trop peu défendus. Je comprends pourtant ces gens qui, dans des jours difficiles, des jours de combat, préfèrent nourrir l’espoir en niant un peu de ce que la mort a à offrir. Une fois fermé, le cercueil ne laisse pas filtrer beaucoup de lumière, j’en conviens. Peut-être est-ce juste que l’hôpital demeure le symbole de nos avancées scientifiques, un bastion de résistance à cette mort que nous repoussons, chaque année, un peu plus. Mais la mort doit-elle entièrement se soustraire de son imaginaire? Après tout, n’y a-t-il pas une morgue, dans cet hôpital?
La mort, trauma collectif
En 1894, l’Université de Vienne demande à Franz Matsch et Gustav Klimt de peindre quatre fresques symbolisant les facultés : la théologie, la médecine, le droit et la philosophie. Klimt peint trois d’entre elles et se retrouve au cœur d’un scandale, ses œuvres taxées de subvertir des tabous culturels. Il faut penser que l’empire austro-hongrois en est alors à ses derniers éboulements, gouverné par un fort conservatisme. Klimt, lui, baigne dans un univers qui met au monde la psychanalyse. Le peintre autrichien ne peint plus seulement la médecine : il met en scène la nudité et la mort, onirismes controversés. Ses œuvres ne se retrouvent jamais au plafond du grand hall de l’université de Vienne, tel que prévu. Pire, elles disparaissent mystérieusement, pendant la Seconde Guerre mondiale.
«La médecine» de Klimt ne nous apprenait rien. Elle osait une représentation d’images que la société de l’époque se refusait à mettre en mots. Elle nous forçait à nommer la mort, en dépit de notre désir de la repousser. La mort épiait, en latence dans un amas de corps, dans la rivière de la vie, trop présente et même disproportionnée, par rapport à l’immense espoir que leur offraient les avancées médicales des médecins viennois.
La mort, dans ce tableau, est symbolisée par un squelette. Sa carcasse répand une fumée noire, presque une cape, qui englue les corps autour de lui. Elle ne peut se soustraire à notre regard, et pourtant les corps sont nombreux et sont illustrés en diverses situations : un bébé recroquevillé sur la poitrine de sa mère, deux hommes qui luttent lascivement, une femme qui contemple le fœtus dans son ventre. La mort n’occupe que sa place, il me semble. Partout autour d’elle, la vie grouille. Parce que le combat contre la mort en est un qui motive la médecine, il a semblé naturel à Klimt de la représenter. Et pourquoi pas?
Se rapprocher de la mort
Notre rapport à la mort a évolué depuis que Klimt a peint ses tableaux. Je prends acte, notamment, de la nouvelle loi sur l’aide à mourir. Mais le cas de figure du CHUM nous rappelle que la mort nous maintient dans un état de peur qui nous empêche de l’aborder avec plus de clairvoyance. Il ne s’agit pas de l’apprivoiser absolument, simplement d’apprendre à faire la route qui nous mène à elle.
La mort ne devrait pas être un tabou. Elle devrait avoir sa place dans l’œuvre du CHUM, de même qu’elle devrait se trouver sur les plafonds de l’Université de Vienne. Trop de vies s’étirent dans la douleur parce que le scénario de la mort n’a jamais été envisagé. Parce qu’elle n’est pas nécessairement tragique, mais toujours inévitable, il est temps de lui faire une place dans nos vies.s.