Nous avons traversé une période historique pour les femmes dans la dernière année. Avec #MeToo, le monde a enfin compris que la violence sexuelle n’était pas seulement quelques cas de faits divers, mais un phénomène endémique, qui touche une femme sur deux. Dans un mouvement de solidarité sans précédent, des millions de femmes des quatre coins de la planète sont sorties de leur silence, brisant l’omerta qui dure depuis trop longtemps.

Mais la réflexion sociale peine à passer à la prochaine étape. Si une femme sur deux est victime de violence sexuelle, c’est qu’il y a logiquement un paquet d’hommes autour de nous qui en sont coupables. Et si autant d’hommes sont coupables, c’est qu’il y a quelque chose de profondément toxique dans la culture de la masculinité.

Tout à coup, on marche en terrains minés. Il ne faudrait surtout pas commencer à accuser tous les hommes d’être des agresseurs en puissance. La femme politique française Caroline de Haas a osé poser la question. «Si une femme sur deux est victime, combien d’agresseurs nous entourent? Est-ce un homme sur deux? Un homme sur trois? Je n’en sais rien. Je sais juste que c’est beaucoup», a-t-elle dit à un journaliste. La féministe est depuis la cible d’une déferlante de haine et de messages violents, au point où elle a décidé de se retirer des médias sociaux [1].

Questionner le malaise

Malheureusement, plusieurs événements ont montré que nous sommes à l’aise avec le mouvement #MeToo pourvu qu’on puisse identifier clairement les agresseurs comme étant une minorité de monstres. Nous sommes moins à l’aise avec l’idée qu’il y ait des agresseurs parmi les gens qu’on respecte.

Malheureusement, plusieurs événements ont montré que nous sommes à l’aise avec le mouvement #MeToo pourvu qu’on puisse identifier clairement les agresseurs comme étant une minorité de monstres. Nous sommes moins à l’aise avec l’idée qu’il y ait des agresseurs parmi les gens qu’on respecte.

Le mouvement #MeToo a fait tomber des géants du monde du showbiz, écorchant au passage quelques-unes de nos idoles.

J’aimerais revenir brièvement sur l’affaire Aziz Ansari, avant de vous exposer la réflexion qui m’habite en ce jour du 8 mars. Publié sur le site Babe.net, le témoignage d’une femme anonyme relatait un rendez-vous galant avec Aziz Ansari qui avait tourné au cauchemar. La jeune femme, au pseudonyme de Grace, était allée chez l’acteur réalisateur après leur rendez-vous, Ansari l’avait pressé à avoir des rapports sexuels sans écouter ses demandes répétées à elle de ralentir ses ardeurs. Se sentant coincée, elle a fini par lui faire une fellation. Quelques minutes plus tard, elle fondait en larmes dans un Uber.

Internet a explosé. Certains argumentent que le mouvement #MeToo est allé trop loin. Comment comprendre ce backlash? D’abord, Aziz Ansari est particulièrement aimé des milieux progressistes [2]. Ensuite, plusieurs personnes, y compris des femmes, ont argumenté qu’il n’y avait pas de quoi crier à l’agression. Des femmes ont vécu des expériences similaires et l’ont classé dans la catégorie «mauvais sexe» (ou «date de marde»). Entre du mauvais sexe et une agression, la ligne est parfois mince.

Je vous invite à ce sujet à lire ce très bon billet «not that bad». Comme le montre l’auteure, il n’est pas rare qu’une femme dise que ce n’était «pas si pire» pour résumer une expérience humiliante. Il s’agit d’une façon comme une autre de minimiser son expérience, de se protéger des commentaires désagréables du style «mais pourquoi tu es allée chez lui? Pourquoi tu n’es pas partie aussitôt?» Plusieurs femmes étaient même furieuses contre le témoignage de Grace, non parce qu’elles ne la croyait pas, mais parce qu’elles avaient vécu la même chose. Et si Grace affirme s’être sentie violée, d’autres préfèrent taire la sensation de dégout et affirme que c’était juste du «mauvais sexe».

Mais même si Ansari n’a pas commis de crime, même si tous les hommes qui se comportent comme lui ne franchissent pas cette ligne, la réalité est qu’ils sont nombreux à ne pas être à l’écoute de leur partenaire. Un comportement non criminel n’est pas synonyme d’acceptable. La barre est-elle si basse en matière de relation homme-femme? Pouvons-nous exiger plus que le plancher légal dans un rapport intime?

Un comportement non criminel n’est pas synonyme d’acceptable. La barre est-elle si basse en matière de relation homme-femme? Pouvons-nous exiger plus que le plancher légal dans un rapport intime?

Le «mauvais sexe», parlons-en

La réalité c’est aussi que les femmes sont habituées à ces mauvaises relations. Des recherches montrent que la conception du «mauvais sexe» est significativement différente pour les hommes et pour les femmes. Pour les hommes, une mauvaise relation sexuelle signifie généralement un moment ennuyant, avec une partenaire passive, ou une absence d’orgasme. Mais lorsque les femmes parlent de mauvais sexe, elles peuvent faire référence à des situations très inconfortables, vécues dans la contrainte, un malaise émotionnel, ou de la douleur physique.

La journaliste Lili Loofbourow souligne dans The Week que les hommes et les femmes utilisent donc la même expression, en l’occurrence du «mauvais sexe», pour décrire une situation complètement différente [3]. Parce que les femmes sont socialisées à être habituées à l’inconfort, et à l’ignorer. Au fil des années, nous avons normalisé un certain nombre d’expériences inconfortables, des malaises, des mini-traumas (quand nous n’avons pas carrément subi des traumatismes).

Au fil des années, nous avons normalisé un certain nombre d’expériences inconfortables, des malaises, des mini-traumas (quand nous n’avons pas carrément subi des traumatismes).

C’est pourquoi, fait remarquer la journaliste, si une femme exprime son malaise dans une relation sexuelle et qu’elle finit par quitter les lieux en pleurant, il faudrait la prendre au sérieux. Des milliers de jeunes femmes se sont identifiées à Grace sur les réseaux sociaux. La féministe Jessica Valenti a tweeté : «Beaucoup d’hommes vont lire l’histoire d’Aziz Ansari et voir ça comme un rapport sexuel bien normal. Mais ce qu’on essaie de dire aujourd’hui, c’est que ce que la culture considère “normal” ne fonctionne pas pour nous. C’est souvent dommageable.»

Il existe un continuum de situations inconfortables que les femmes expérimentent dans la sexualité. Parfois, il n’y a même pas de problème de consentement physique, mais la relation nous laisse une désagréable impression, celle d’être utilisée, déshumanisée. Toutes ces situations sont liées et sont encouragées par une culture toxique qui normalise la consommation du corps des femmes pour le seul plaisir masculin.

Au-delà de la culture du viol : la culture du sexe détaché

Plus que la culture du viol, je pense que c’est toute la culture du sexe détaché qu’il faut interroger. C’est aussi la thèse du documentaire-choc sur Netflix Liberated : a new sexual revolution (que je vous recommande fortement même si plusieurs scènes sont dérangeantes). Contrairement à la révolution sexuelle des années 1960 qui faisait une belle part aux sentiments et à l’amour, cette nouvelle révolution sexuelle dicte aux jeunes que le cul, c’est juste du cul.

Plus que la culture du viol, je pense que c’est toute la culture du sexe détaché qu’il faut interroger.

Dans cette culture des hookups ou du sexe sans lendemain, explique l’auteure Donna Freitas interviewée dans le documentaire, «l’idée est de réprimer ses émotions, de se fermer à la personne avec qui on couche, de ne pas la voir comme une personne, mais comme un objet pour son propre plaisir». Cette culture est partout : dans les films, à la télévision, dans la pub (j’ai écrit à ce sujet ici), dans la musique populaire, et fait des ravages dans les campus américains. Le message que les garçons reçoivent est que pour être un homme, un vrai, il faut avoir le plus de sexe possible et apprendre à rester détachés. Dans cet univers de masculinité toxique, les corps des femmes existent pour leurs plaisirs, et c’est par la consommation du corps des femmes qu’ils performent leur masculinité.

Cette culture dépasse largement les campus américains : je l’ai personnellement bien connu au Cegep. On avait 17, 18 ans, la mode était au fuck friends, au sexe détaché. On pouvait passer une nuit avec un garçon un vendredi soir, le lundi suivant, il nous ignorait dans les couloirs de l’école, et on apprenait qu’il s’était vanté de son exploit auprès de tous ses amis. Quelle belle éducation à la sexualité! Quelle douce entrée dans le monde des adultes! Pour quiconque de moindrement sensible, c’était vraiment difficile.

Il est important de comprendre le lien entre cette culture toxique et les violences sexuelles. Benjamin Nolot, le réalisateur du documentaire Netflix, a justement initié sa démarche de création suite à ce questionnement. Pendant la réalisation de son précédent film qui traite du trafic humain, Nefarious : Merchant of Souls, il a été exposé à des femmes et des enfants en vente un peu partout dans le monde. Mais c’est l’image des hommes qui achètent ces femmes et ces enfants qui l’a le plus hanté. «Quel genre de monde produit autant d’hommes capables d’acheter des femmes et des enfants pour du sexe?», explique-t-il ici. C’est pour répondre à cette question qu’il s’est lancé dans la production de Liberated.

Tout déconstruire, tout repenser

Il est grand temps que l’éducation à la sexualité prenne une place d’importance dans nos écoles, nos institutions, nos familles, notre société en général. Et par là, j’entends une éducation au respect dans les relations intimes. À l’heure actuelle, les jeunes sont complètement laissés entre les mains d’une culture toxique qui leur dictent qu’être un homme, c’est se servir du corps des femmes comme d’un buffet. Et les jeunes filles sont toujours plus socialisées à se valoriser dans des rapports sexuels dans lesquels elles ne se sentent pas toujours respectées.

Il est grand temps que l’éducation à la sexualité prenne une place d’importance dans nos écoles, nos institutions, nos familles, notre société en général.

Cette semaine, un jeune courageux de 15 ans, Francis Larouche, dénonçait de manière éloquente sur Facebook cette culture toxique qui sévit dans son école secondaire. «Des personnes qui ont déjà forcé quelqu’un à avoir des relations sexuelles, j’en connais plus que mes 10 doigts», écrit-il. En plus des problèmes de consentement physique, il déplore le manque de respect émotionnel et psychologique des relations intimes :

«J’ai un ami, qui lui, a 16 ans. Je ne le nommerai pas, mais il va se reconnaître. Il y a quelques mois, il avait rencontré une fille et l’aimait bien. Elle voulait une vraie relation, mais lui, ne voulait rien de sérieux. La jeune fille lui avait dit qu’elle voulait prendre son temps avant d’avoir des relations sexuelles avec lui pour ne rien regretter. Finalement, il a réussi à la convaincre, a couché avec elle, et qu’est-ce qu’il a fait après? Il l’a laissé. Le pire dans tout ça, c’est qu’il ne réalise pas la peine qu’il a dû lui faire et croit que ça aussi, c’était “Normal”.»

Comment dire, jeune homme idéaliste, que des hommes matures de 30 ans se comportent encore de cette façon? À notre âge aussi, l’homme en question va même continuer d’entretenir une liaison ambigüe avec la fille et profiter d’elle autant que possible, sans se soucier du mal qu’il fait. (Ben quoi! Il lui a dit dès le début qu’il ne voulait rien de sérieux!)

Il y a tellement de travail à faire pour déconstruire la façon dont on appréhende la sexualité. La première étape, nous l’avons fait, nous les femmes. Nous avons dit «c’est assez». Nous nous sommes rendues compte qu’on nous avait socialisées à nous taire, et nous ne nous tairons plus. Nous n’acceptons pas d’être réduites au statut d’objets sexuels de ces messieurs. Et j’espère que nous allons exiger plus que le plancher légal dans nos rapports intimes. Que nous allons exiger le respect avant, pendant et aussi après les relations.

Il y a tellement de travail à faire pour déconstruire la façon dont on appréhende la sexualité. La première étape, nous l’avons fait, nous les femmes. Nous avons dit «c’est assez».

Ce travail de déconstruction doit aussi venir des hommes. Lire des jeunes éclairés comme Francis Larouche prendre la parole pour dénoncer ce qu’ils voient me donne un peu d’espoir. Il va en falloir plus. Des centaines, des milliers. Pour qu’un jour, on puisse aspirer à des rapports non violents, égalitaires, et épanouis entre les hommes et les femmes.

[1] Sans lui demander de valider ses propos, le journaliste de l’Obs n’a pas trouvé meilleur titre pour son article que «Un homme sur deux ou trois est agresseur». L’affaire continue depuis avec l’acteur et producteur Dominique Besnehard qui a déclaré à la télévision avoir «envie de la gifler».
[2] J’étais moi-même une fan finie de sa série Master of None. Une série qui expose avec justesse les subtilités des relations et de la séduction, qui aborde les thèmes du harcèlement sexuel (oui oui), du racisme, des pratiques religieuses, autant de sujets d’actualité, et toujours avec humour et sincérité. J’étais sous le choc d’apprendre qu’Aziz Ansari pouvait être une brute avec les femmes.
[3] Dans son article, la journaliste cite notamment l’étude Intimate Justice : Sexual satisfaction in young adults de la professeure Sara McClelland de l’Université du Michigan, une des rares à se pencher sur la question. Ses recherches ont permis de dévoiler que le niveau de satisfaction le plus bas sur l’échelle des femmes est en réalité beaucoup plus bas que celui des hommes. Lorsqu’elles imaginent le niveau le plus bas de satisfaction dans un rapport sexuel, les femmes pensent à des sentiments extrêmement négatifs et à de la douleur physique, tandis que les hommes pensent plutôt à des relations sexuelles moins satisfaisantes. Ils n’imaginent jamais une situation blessante, douloureuse, ou dommageable pour eux-mêmes.