C’est aux origines de la vie sociale que se trouve cette étrange domination… Pour y comprendre quelque chose, il faut faire appel à l’anthropologie.

À l’envers du progrès

Plusieurs femmes à travers le monde étaient beaucoup plus libres avant l’avènement de la civilisation occidentale. C’est entre autres le cas des femmes issues des peuples haudenosaunee, wendat et anishinabe. Respectées dans leur différence, le statut de ces femmes n’était aucunement inférieur à celui des hommes. Plusieurs de ces sociétés étaient matrilinéaires et matrilocales: les femmes avaient le contrôle de l’agriculture, distribuaient les prises de chasse, conseillaient et élisaient le chef, avaient leur mot à dire concernant la paix et la guerre, décidaient du sort des prisonniers… Elles pouvaient également faire l’amour, se marier et divorcer à leur guise.

Plusieurs femmes à travers le monde étaient beaucoup plus libres avant l’avènement de la civilisation occidentale. C’est entre autres le cas des femmes issues des peuples haudenosaunee, wendat et anishinabe. Respectées dans leur différence, le statut de ces femmes n’était aucunement inférieur à celui des hommes.

Il existait cependant de nombreuses exceptions, le statut des femmes inuites, par exemple, était peu enviable. L’on considérait également les femmes comme très différentes des hommes. La division était partout présente, à un point tel que les femmes ne pouvaient toucher aux armes des hommes, et ces derniers aux outils de jardinage. Plusieurs peuples ont pendant longtemps accepté en leur sein la présence de «transgenres» ou d’ «homosexuels» (des concepts à ne pas confondre avec les nôtres), ce qui n’était pas sans choquer les Européens. Il était parfois possible pour un homme de devenir une femme (l’inverse était impossible) mais il fallait que l’immersion dans le genre opposé soit complète. L’entre-deux n’était pas toléré. Et les frontières entre les hommes et les femmes restaient généralement très hermétiques.

La division du travail

Tragédie sans nom: la division sexuelle du travail a réservé la chasse et la guerre aux hommes et l’agriculture et la cueillette aux femmes. Pour certaines anthropologues, cette division serait en soi synonyme de hiérarchie. Elle aurait, dès ses balbutiements, permis de dénigrer les femmes et de les inférioriser. Il faut nuancer cette analyse: chez de nombreux peuples, la complémentarité, bien réelle, ne se déclinait pas en domination. Les hommes n’avaient aucun pouvoir de commandement sur les femmes.

Cette division des tâches n’est donc pas en elle-même explicative des origines de la domination. Elle a néanmoins fourni la base sur laquelle les inégalités ont fleuri avec le temps. L’efficacité de plus en plus grande du stockage a transformé les objectifs de la guerre. Autrefois menée pour le prestige ou la survie, cette dernière est progressivement devenue un moyen d’accumuler des richesses. Les hommes ont ainsi instrumentalisé cette division pour mieux s’enrichir, mais également pour s’attribuer le quasi-monopole de la politique, une prérogative qui deviendra incroyablement importante avec la naissance de l’État.

Différentes hiérarchies ont ainsi progressivement fait leur apparition. Dans le cas des peuples d’Amérique du Nord-est, c’est sans doute le colonialisme qui a le plus défavorisé les femmes – certaines anthropologues situent en son sein l’origine de la domination chez ces peuples. Aux yeux des Européens, seuls les hommes pouvaient négocier la paix et de faire du commerce. Dès les premiers contacts, les hommes de guerre, d’État, de commerce et de religion ont tout en œuvre afin de brider la liberté des femmes autochtones. Momentanément, ils ont largement échoué; au final, c’est cependant une triste victoire.

Mais si la division du travail précède le patriarcat, nous sommes dès lors saisis d’une question irréductible: pourquoi a-t-elle été ainsi construite?

Mais si la division du travail précède le patriarcat, nous sommes dès lors saisis d’une question irréductible: pourquoi a-t-elle été ainsi construite?

La loi du sang

Le sens commun voudrait que la force physique explique l’origine de cette division ancestrale du travail. Les différences de cet ordre sont cependant surestimées. Le maniement des armes requiert effectivement peu de force, mais plutôt une habileté technique tout aussi accessible aux hommes qu’aux femmes.

La réponse surprendra sans doute le lecteur et la lectrice : c’est dans le rapport au sang que se trouverait l’origine de cette domination. Le sang menstruel a longtemps été considéré comme ayant des propriétés magiques. Les femmes ne contrôlant pas ce sang, elles ne pouvaient faire couler celui des autres. Tout indique que la présence de deux types de sang effrayait nos ancêtres, ce qui expliquerait l’interdiction faites aux femmes de chasser (le mélange au sang des animaux) et de faire la guerre (aux autres humains). Outre qu’elles constituaient des exceptions, les femmes chassant et guerroyant, tout autant dans la vie matérielle que dans les sphères des mythes religieux, étaient soient vierges ou ménopausées. Les femmes ayant leurs règles étaient souvent isolées et soumises à de nombreux interdits. Elles apprêtaient les proies animales, mais jamais elles ne faisaient couler leur sang – cet interdit frappe encore de nombreuses cérémonies religieuses.

Le sang menstruel a longtemps été considéré comme ayant des propriétés magiques. Les femmes ne contrôlant pas ce sang, elles ne pouvaient faire couler celui des autres.

C’est cet univers de symboles et d’analogies qui aurait réservé certains métiers au genre masculin : la chasse et la guerre, mais aussi la boucherie, la confection du vin (le « sang du christ »), le métier de curé (qui manipule le sang divin), celui de matelot (il existe des analogies importantes entre le sel de la mer et le sang), les forgerons (fabriquant du « sang de fer »), les mineurs (entrant dans le ventre de la terre mère)… On remarque que ces métiers, sont encore aujourd’hui très majoritairement ceux des hommes et que nombre de superstitions concernant les femmes y sont rattachées.

Cette hypothèse du sang émise par l’anthropologue Alain Testart peut sembler curieuse. Il ne faut toutefois pas confondre le doigt du chercheur avec la lune qu’il désigne. C’est surtout de la curiosité humaine qu’il s’agit. Les symboles déterminent nombre de nos agissements et de nos interdits. Encore aujourd’hui, l’irrationnel gouverne nos vies. Il suffit, pour reprendre l’image de Marx, de perdre son portefeuille en pays étranger pour comprendre combien les symboles de papier qu’il contient sont importants.

Depuis la nuit des temps, les interdits encadrés par la symbolique du sang touchent l’ensemble des cultures du nord au sud et de l’est à l’ouest. Autrement dit, ils sont, tout comme la domination masculine… universelle.

Pour en savoir plus
Alain Testart, L’amazone et la cuisinière: anthropologie de la division sexuelle du travail, Paris : Gallimard, 2014.
Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n’est plus ce qu’il était: aux origines de l’oppression des femmes, Toulouse : Smolny, 2009.