À Moncton, au Nouveau-Brunswick, dans le cadre de l’Enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées, Barbara Bernard, de la Première Nation Abegweit de l’Ile-du-Prince-Édouard parle de sa mère. Mary Francis Paul est partie un soir en 1977 et a été retrouvée dans un baril de pétrole, le cou cassé, plusieurs jours plus tard. Mme Bernard, qui a appris les circonstances de la mort de sa mère 12 ans après les faits, ignore si, à l’époque, la Gendarmerie royale canadienne (GRC) avait pris la peine d’enquêter.
À Montréal, Nakuset, directrice du Refuge des femmes autochtones de Montréal, s’apprête à témoigner sous serment devant la Commission Viens. Elle ira y parler d’une connaissance crie, violemment interpellée par des policiers alors qu’elle s’était assise dans une station de métro. Selon Nakuset, les policiers auraient tiré sur le capuchon de la femme jusqu’à ce qu’elle tombe sur le dos, en lui criant dessus en français, une langue qu’elle ne comprenait pas. La femme, qui était malade et portait une poche de colostomie, a ensuite été envoyée à l’hôpital… contravention en main.
«C’est effrayant»
La corrélation entre ces évènements n’échappait pas aux centaines de personnes qui s’étaient réunies pour une veillée en soutien à la famille Boushie, mardi soir à la Place Norman-Bethune à Montréal. Tour à tour, elles évoquaient une profonde crise de confiance entre les Autochtones et les systèmes policiers et judiciaires au Canada. La veillée s’est déroulée elle-même sous haute présence policière.
«C’est effrayant d’être un homme autochtone dans ce pays,» a déclaré Kevin Tikivik. Cinéaste et intervenant communautaire inuit dans la trentaine, Tikivik a réalisé un film primé sur ses efforts de renouer avec ses racines suite à un séjour en prison. «J’ai hésité avant de parler aujourd’hui parce que je sais que tous ces gens en uniforme autour de nous sont en train de chercher mon nom dans leurs dossiers. Ça fait peur», dit-il.
Tikivik a dénoncé le profilage dont de nombreux Montréalais-es autochtones font objet. J’ai l’impression d’avoir besoin d’un passeport dans mon propre pays,»a-t-il déclaré. «En tant qu’Autochtone, je ne peux faire aucun pas de travers sans être vu comme une mauvaise personne» ajoute-t-il.
Colère et action
Plusieurs personnes voyaient eux-mêmes ou leurs proches dans l’histoire de Colten Boushie. «Pourquoi nos vies valent si peu?» dit Clifton Ariwakehte Nicholas, de Kanesatake. «Colten Boushie pourrait être mon enfant, et j’ai l’impression que c’est mon enfant qui vient d’être tué… ça pourrait être moi, ou vous, ou un autre de nos enfants qui est dans une morgue quelque part, et c’est inacceptable.»
«Je suis vraiment renversée cette fois,» a déclaré, au bord des larmes, Vicky Baldo du Réseau pour la stratégie urbaine de la communauté autochtone de Montréal. «Je pense à toutes les fois dans ma propre jeunesse où nous n’avons pas été traités de la même manière par les autorités judiciaires ou par la police… et ça continue encore aujourd’hui.»
«Les voix qu’on n’écoute pas»
Le lendemain de la veillée, Nakuset et Mme Baldo, une plume d’aigle à la main, témoignaient devant la commission Viens. Elles parlaient de profilage social, d’intimidation et d’ignorance de la part des forces de l’ordre à Montréal.
«À la place Cabot (un square public près du marché Atwater qui sert de lieu de rassemblement pour de nombreux Autochtones), on voit jusqu’à six policiers s’approcher d’une personne autochtone pour lui demander de vider une bouteille,» dit Nakuset sous serment. Une autre intervenante, Allison Reid, coordonnatrice du Réseau pour la stratégie urbaine de la communauté autochtone à Montréal, a rappelé qu’il y a plusieurs années, un policier avait assigné des numéros à un groupe d’Autochtones à la place Cabot — une méthode qui rappelle les années 1940 quand les Inuits du Grand Nord recevaient des numéros du gouvernement fédéral, qui étaient utilisés à la place de leurs noms dans certains contextes.
En 2015, le Service de Police de la Ville de Montréal et le Réseau ont signé une entente de collaboration qui comportait une formation pour les policiers sur les enjeux autochtones. Mais, selon Nakuset, l’entente bat de l’aile et les policiers ne reçoivent plus de formation. «S’ils ne comprennent pas notre histoire, ils ne peuvent pas comprendre pas pourquoi autant de gens sont itinérants ou… en train de passer à travers les mailles.»
Nakuset et Mme Baldo ont appelé à une meilleure représentation autochtone sur les jurys et dans les systèmes policier et scolaire. Elles ont aussi encouragé d’autres personnes victimes de discrimination à témoigner.
«Je n’ai aucune idée si ce processus changera quoi que ce soit, mais il faut qu’on parle de ce qu’on voit, et il faut qu’on soit les voix de ceux et celles qui ne sont pas écoutés,» dit Mme Nakuset à la sortie de l’audience. «J’espère qu’on pourra apprendre de cette expérience, et de ce qui s’est passé en Saskatchewan.» Elle considère que le dialogue de sourds entre les Autochtones et les forces de l’ordre pourrait finir par coûter des vies, à l’instar de l’affaire Boushie. «Oui, cela pourrait arriver ici. Cela pourrait arriver n’importe quand.»
Les audiences de la commission Viens à Montréal se poursuivent jusqu’au 23 février au Palais des Congrès de Montréal. Le SPVM a déclaré par écrit à CBC qu’il n’allait pas commenter avant la fin des audiences.