Résumons l’affaire
Dans l’édition du Devoir du 23-24 décembre, l’écrivaine et professeure féministe Martine Delvaux a signé une lettre ouverte intitulée «Je ne souffre pas donc je suis…». Elle y réagissait à une chronique de Christian Rioux intitulée «Je souffre donc je suis», dans laquelle il se demandait «qui aujourd’hui n’a pas une souffrance à brandir sur la place publique?» Déplorant un «étalage de la souffrance», il épinglait plus spécifiquement les «Autochtones, homosexuels, immigrants, trans, femmes» coupables selon lui d’un narcissisme victimaire.
Rien de neuf sous sa plume, puisque le chroniqueur déplorait déjà les «discours victimaires» des «Noirs, autochtones, homosexuels, handicapés, jeunes, femmes, migrants» et j’en oublie, dans une chronique parue le 30 juin 2017.
Dans «Je souffre donc je suis», Christian Rioux ajoutait — sans doute en référence à la mobilisation #MoiAussi — que parler de la culture du viol «interdit toute conversation intelligente», laissant entendre qu’il est plus pertinent de converser au sujet des romans d’Aragon, de Jean d’Ormesson ou d’autres académiciens…
En réaction à cette chronique, Martine Delvaux questionnait l’intérêt réel du chroniqueur à participer à la conversation sociale provoquée en quelques heures par ces millions de femmes qui ont dévoilé publiquement avoir elles aussi subi des violences sexuelles. Exerçant son droit de réplique suite à la parution de la lettre de Martine Delvaux, le chroniqueur du Devoir y est allé d’un petit paragraphe caustique, reprochant à la féministe de ne pas supporter les débats démocratiques et de se «poser en victime» pour mieux accuser les autres d’«humilier», de «moquer», etc. «Rien que ça!», de s’exclamer Christian Rioux, pour boucler son numéro d’humour.
Christian Rioux victimaire
Fallait-il donc comprendre que Christian Rioux ne s’abaisserait pas, lui, à se présenter comme une victime pour éviter les débats démocratiques et les conversations intelligentes?
Pourtant, il se présente comme une victime, au fil de ses chroniques. Il évoque les «procès en sorcellerie» des «nouveaux inquisiteurs» — rien que ça! — qui provoque un «déferlement de rectitude morale, politique et sexuelle» (Juin 2017). Dans une autre chronique, il accusait les antiracistes d’utiliser le mot «islamophobie» pour «bâillonner» certains discours, leur reprochant aussi de mener des «procès en sorcellerie» (encore!) (chronique du 17 février 2017).
Ce chroniqueur victimaire ne se plaint pas d’avoir été agressé sexuellement, comme certaines femmes, d’être parqué dans une réserve parce que ses terres ancestrales ont été volées, comme les Autochtones, ou de se faire abattre par la police en raison de la couleur de sa peau, comme les Noirs. Plus simplement, son narcissisme victimaire s’active quand on ose signer une lettre ouverte qui critique ses positions.
Ainsi, Jean-Claude Ravet, rédacteur en chef de la revue Relations, avait signé le 9 février 2017 une lettre ouverte dans Le Devoir pour critiquer la thèse du choc des civilisations, que Christian Rioux avait défendue dans une de ses chroniques. Exerçant son droit de réplique, le chroniqueur y est allé de la rengaine victimaire habituelle chez les conservateurs et réactionnaires, confondant débat et inquisition. Dans son délire de persécution, il a feint de se demander s’il est «encore possible […] de réfléchir librement sans devoir subir les anathèmes», un mot qui désigne l’excommunication et l’exclusion de la communauté.
Christian Rioux se dépeint donc comme une victime de ses contradicteurs qu’il qualifie d’inquisiteurs et de censeurs, plutôt que de participer sérieusement à une conversation intelligente.
Victime ou vedette?
À lire le pauvre Christian Rioux, on pourrait l’imaginer contraint de se cacher et d’exprimer sa dissidence dans des publications clandestines. On l’imagine aussi en exil, réconforté par les membres d’un comité de soutien qui cherchent à le sortir de la misère et militent pour sa réhabilitation. Or, celui qui se présente comme une victime excommuniée est en réalité correspondant à Paris pour le journal Le Devoir. Voilà évidemment un élément essentiel dans cette prestation comique. Le discours victimaire évoque l’expérience des régimes totalitaires, mais la situation de Christian Rioux n’a rien à voir avec celle de vrais dissidents qui ont réellement été censurés ou excommuniés, sans parler des femmes réellement brûlées sous prétexte de sorcellerie.
Fausse victime d’une fausse censure, le chroniqueur a aussi accès à bien d’autres tribunes publiques. La revue L’Action nationale l’a invité à présenter une conférence devant une assistance où se côtoyaient Bernard Landry (ex-premier ministre), Gérald Larose (ex-président de la CSN), Pierre Dubuc (directeur de L’aut’ journal), Mathieu Bock-Côté (chroniqueur vedette, lui aussi victimaire), et plusieurs députés et anciens députés.
Une conjuration de pauvres parias, vraiment?
Christian Rioux lui-même se demande «D’où vient cette victimisation? Depuis que la gauche s’est ralliée à l’économisme ambiant et détachée des milieux populaires, force est de constater qu’elle s’est réfugiée derrière les murs douillets de l’université dans une forme de gauchisme culturel». Est-ce de là aussi que vient la victimisation à laquelle se livre Christian Rioux de manière ostentatoire? Le chroniqueur a été un temps militant marxiste-léniniste au Québec, puis il s’est réfugié derrière les murs douillets du Devoir et s’est rallié au conservatisme moral et culturel.
Bref, son parcours, sa position et son attitude incarnent exactement ce qu’il reproche aux progressistes… Il les accuse, chronique après chronique, d’être «passés de l’autre côté du miroir», alors qu’il est lui-même passé depuis bien longtemps de l’autre côté du miroir. Ce qui lui évite de s’y regarder.