Les cyniques diront sans doute que la question est naïve : les élites politiques défendent les élites économiques, l’argent fait tourner le monde et le grand capital gagne toujours à la fin du film… nul besoin d’analyses approfondies pour le comprendre. C’est particulièrement vrai d’un gouvernement mené par un milliardaire adepte du néo-libéralisme sauvage. Pourtant, ce raisonnement rencontre quelques hics.

D’une part, la campagne électorale de Bernie Sanders — et dans une moindre mesure celle de Donald Trump — en 2016 a marqué un retour en force du «populisme économique» dans le débat public. A priori, protéger ouvertement les riches n’est pas un programme actuellement très vendeur. D’autre part, en 2018 se tiendront d’importantes élections législatives aux États-Unis, dans lesquelles la double-majorité des républicains au Congrès pourrait être mise à l’épreuve. Or, cela fait peu de doute : les électeurs et électrices ne sont pas vraiment enchanté-es par le cadeau fiscal que les républicains viennent d’offrir aux mieux nantis.

Selon un sondage de l’Université Quinnipiac, 65 % des citoyen-nes sont convaincu-es que la réforme va favoriser les riches, et seuls 26 % la soutiennent. Il s’agirait ainsi de la législation la plus impopulaire aux États-Unis depuis près de 30 ans. La question, même pour les cyniques, est donc légitime : pourquoi passer en force une réforme qui semble contraire aux canons du marketing électoral? S’aliéner le 99 % pour conserver le soutient du 1 %, le jeu en vaut-il la chandelle? Les élus républicains en semblent convaincus, et ils ont de bonnes raisons.

La question, même pour les cyniques, est donc légitime : pourquoi passer en force une réforme qui semble contraire aux canons du marketing électoral?

L’arsenal des gros donateurs

On le sait, l’attention des masses dévie rapidement, et un enjeu ne reste pas longtemps en tête des priorités citoyennes. C’est particulièrement vrai dans un contexte politique où chaque tweet de Donald Trump crée une controverse qui vient faire oublier la précédente. Peut-être les républicains pensent-ils donc être en mesure de fâcher présentement l’électorat, puis regagner son soutien d’ici un an, en éloignant la réforme fiscale du débat public au profit d’autres enjeux (par exemple identitaires).

Or, ils devraient justement être bien outillés pour ce faire : l’un des objectifs de la nouvelle loi est de réduire les taxes de la communauté d’ultra-riches alimentant le trésor de campagne des républicains. Ces derniers, d’ailleurs, s’en cachent à peine : «Mes donateurs me disent en substance, “passez cette réforme ou ne nous appelez plus jamais”», confiait récemment le représentant de l’État de New York Chris Collins. En conservant les gros donateurs de leur côté, le parti s’assure donc les ressources propres à occuper l’espace public en 2018 (via les publicités de campagne, par exemple). Pour le dire autrement, les fonds de campagne obtenus avec une loi impopulaire serviront à mieux faire oublier cette loi lors des prochaines élections.

Le pari du tribalisme

Une seconde raison pour laquelle les républicains pourraient ne pas avoir à craindre la réaction du 99 % : pour qui d’autre leur base pourrait-elle bien voter? Toutes les études l’affirment, la société américaine n’a jamais été aussi polarisée. De l’immigration à l’environnement en passant par les armes à feu, les électeurs démocrates et républicains n’ont jamais été autant opposés sur ce qu’ils veulent pour le pays (et n’ont jamais autant considéré l’autre camp comme l’incarnation du mal). Parce que les partis sont désormais des tribus politiques dont on ne change que difficilement, les républicains ont de bonnes chances de préserver leur base, malgré l’impopularité de leur réforme.

De l’immigration à l’environnement en passant par les armes à feu, les électeurs démocrates et républicains n’ont jamais été autant opposés sur ce qu’ils veulent pour le pays (et n’ont jamais autant considéré l’autre camp comme l’incarnation du mal).

La récente élection sénatoriale en Alabama en atteste : malgré un candidat accusé d’attouchements sur des mineurs, les républicains n’ont perdu le duel que par 1,5 % d’écart… Le raisonnement incarné par l’un des tweets de Donald Trump semble ainsi avoir prévalu chez de nombreux électeurs de droite, à savoir qu’un républicain obscène reste malgré tout préférable à un démocrate. De fait, si la pédophilie n’est apparemment pas un enjeu suffisamment clivant pour ébranler la base républicaine, on peut douter qu’un enjeu aussi technique et protocolaire qu’une réforme fiscale le soit.

Structurellement avantagés

Enfin, il apparait que la carte des élections de 2018 est structurellement favorable aux républicains. En termes de découpage électoral, l’Amérique rurale (largement acquise aux républicains) demeure surreprésentée par rapport à l’électorat démocrate, plus nombreux, mais entassé dans les centres urbains. En termes de calendrier, les républicains auront par ailleurs bien moins de sièges au Sénat à défendre que les démocrates (8 contre 23). Si l’histoire démontre que le parti au pouvoir perd généralement des sièges lors des midterms, les républicains disposent a priori d’une solide muraille électorale.

Il faut donc, en définitive, donner quelque peu raison aux cyniques : la morale de l’histoire est que le paysage politique américain, aujourd’hui, est tel qu’un parti peut adopter des mesures ouvertement défavorables à la majorité des électeurs sans trop avoir à craindre leur réaction dans les urnes. Si l’on pouvait déjà s’interroger sur les bienfaits du système de démocratie représentative, ce que beaucoup veulent voir comme une actuelle «révolution populiste» ne semble pour l’heure pas y apporter de remèdes.