Je considère cependant que cette expérience pratique et spécifique est importante puisque c’est elle qui façonne mon rapport au monde. Autrement dit, mon point de vue ne tombe pas du ciel. Il est influencé par le fait que je suis une femme, que j’ai pas mal d’argent pour mon âge, que je suis blanche, que je suis colérique et intransigeante, que je suis immigrante, etc. Bref, il découle d’une position sociale et d’une personnalité particulières. Comme tous les points de vue. Même ceux qui ne sont pas exprimés au “je”.
L’expérience pratique n’est pas toujours généralisable. Cependant, elle reste un cas particulier qui existe et qui dit quelque chose par rapport aux théories générales censées l’englober. En ce sens, l’expérience pratique est très utile quand vient le temps de trouver des données contrefactuelles, c’est-à-dire qui se présentent comme des anomalies face à une théorie.
Si nous prétendons parler au nom de X et que grand X englobe tous les petits x, lorsque x vient nous dire «non, ce n’est pas comme ça pour moi», notre théorie rencontre une anomalie. Il faut expliquer pourquoi le vécu de x432 ne correspond pas à ce que la théorie avait prédit. Ce x souffre-t-il de fausse conscience? C’est le type d’argument qui a longtemps été employé par les marxistes pour expliquer pourquoi certains refusaient de se joindre à la lutte des classes. Le problème avec cet argument, c’est qu’il est excessivement paternaliste: qui décide qui a une fausse conscience?
Alternativement, il est possible que la théorie X soit erronée ou encore, qu’elle n’englobe pas tous les x. Lorsque l’on prétend parler au nom de X, il est donc important d’écouter tous les x et de les considérer à intelligence égale. Sinon, on n’a qu’à s’autoproclamer dictateur ou dictatrice, s’il l’on pense mieux savoir. À quoi bon la démocratie si certains vécus sont considérés comme plus vrais que d’autres?
Convaincre les opprimés
Cela est particulièrement vrai lorsque l’on parle d’adhésion à un mouvement de libération qui, malgré sa dimension collective, vise ultimement à améliorer le sort des individus qui le compose. Dire que cette vision est individualiste sonne certes très vertueux, mais n’est concrètement pas très utile: personne n’a jamais pris les armes au nom de grands principes si l’application de ces mêmes principes ne permettait pas d’améliorer la vie des gens.
On n’a pas coupé la tête de Louis XVI seulement parce que la démocratie, ça sonne bien dans les rangs de gauche, mais aussi parce que la monarchie, concrètement, condamnait une large majorité d’individus à crever de faim pendant que d’autres se vautraient dans l’or. Personne n’aurait pris de tel risque s’ils ne pensaient pas se sauver eux-mêmes ou la génération future.
Si l’on veut convaincre les sceptiques qu’ils sont opprimés et qu’ils ne le savaient pas, il faut donc pouvoir leur démontrer qu’ils n’avaient pas considéré tel ou tel élément qui les affecte négativement, plutôt que de leur dire que leur vécu n’est pas pertinent. Le but n’était-il pas justement d’améliorer leur existence?
Il est cependant possible que les sceptiques le soient justement parce qu’ils ne souffrent pratiquement pas de faire partie d’un groupe social opprimé grâce à d’autres privilèges. Cela serait vrai, par exemple, d’une femme issue de la classe possédante et devenue elle-même PDG, qui ne verrait pas en quoi elle a eu moins d’opportunités, dans la vie, que ses camarades masculins. Cela pourrait même l’amener à dire que le féminisme ne sert à rien, étant donné son expérience particulière. Ce serait alors aux femmes moins bien nanties de lui expliquer en quoi ses privilèges lui apportent les ressources nécessaires pour se négocier une place intéressante au sein d’une société patriarcale, ressources que la majorité ne possède pas. Autrement dit, son point de vue situé serait critiqué, non pas parce qu’il est situé, mais parce qu’il est privilégié.
Toujours dans le but de convaincre d’autres opprimés qu’ils le sont faire appel à un très grands nombres d’auteurs n’est pas non plus très utile. Il faut pouvoir dire en quoi ces auteurs attirent justement notre attention sur des éléments, encore d’actualité aujourd’hui, que ceux que l’on cherche à convaincre auraient omis de considérer. Sinon, nos interlocuteurs auront soit l’impression que nous ne maîtrisons pas bien le contenu que nous essayons de mobiliser ou encore que nous tentons de nous cacher derrière un appel à l’autorité.
Qui est objectif, qui est subjectif?
Plus largement, cela nous amène à nous demander s’il y a des gens qui sont «objectifs» ou «scientifiques» et d’autres qui sont, au contraire, «subjectifs» (et hérétiques?). Je pense que mes positions sur la question sont déjà largement connues (malheureusement, moi qui souhaitais que l’on donne un 100e de cette attention à l’évaluation monétaire de la nature): personne n’est objectif, même pas les chercheurs et les «experts». En effet, ces derniers, comme tous les êtres humains, ont des valeurs, des intérêts et des préjugés qu’ils amènent avec eux sur leur terrain de recherche.
Si la visée de la méthode scientifique est certes de neutraliser ces éléments le plus possible, cette méthode n’est pas magique. On ne met pas des données dans un hachoir à viande dont on tourne la moulinette pour en faire ressortir, de l’autre côté, «la vérité». Beaucoup de choses peuvent influencer l’issue d’une recherche, même lorsque la méthode est bonne: le choix de la question, le choix des paramètres qui seront mesurés, l’interprétation des résultats (le sens qui est donné à une série de chiffres ou d’entretiens), etc. Plusieurs des étapes de la recherche engage donc la subjectivité du chercheur.
Pour pallier ce problème, nous avons heureusement une communauté de chercheurs qui passe au crible les travaux les un des autres: vous n’avez pas pensé à mesurer telle chose! Ne pensez-vous pas que l’on pourrait interpréter ces données de telle autre façon? C’est avec cet aller-retour entre différentes subjectivités que l’on peut espérer arriver plus près de la «vérité», à laquelle personne n’a un accès direct.
Lorsque les milieux de recherche sont trop homogènes, cependant, cet aller-retour est moins fructueux, puisque les chercheurs sont susceptibles d’avoir beaucoup de valeurs, d’intérêts et de préjugés en communs. Ils seront alors moins à même de les détecter chez les autres. C’est pourquoi, pour reprendre les propos de la philosophe Sandra Harding, plus la communauté scientifique est diversifiée, plus les connaissances qui en émergent sont objectives.
Autrement dit et pour boucler la boucle, si l’on veut renforcer X, il faut prendre en compte une diversité de x particuliers. Dire à x432 qu’il est subjectif est inutile, puisque tous les x le sont, et lui dire qu’il est inculte est tout simplement paternaliste. Ce n’est pas en insultant les sceptiques qu’on les convaincra d’adhérer à une lutte sensée les libérer. On ferait mieux de répondre à leurs arguments.