Comment cette idée de documentaire vous est-elle venue?
R. Je n’en pouvais plus de me faire offrir des rôles de comédienne super stéréotypés de femme noire, soit de femmes de ménage, de travailleuses du sexe, de sans papier. J’ai alors essayé de lancer mes propres projets. Mais je ne trouvais pas de producteurs, parce que si vous essayez de mettre de l’avant des rôles de femmes noires qui ne correspondent pas à leurs clichés, ils prétendent que «ça n’existe pas» ou que «c’est trop américain». J’ai donc opté pour le documentaire, pour rendre visibles des femmes noires dont la réalité est niée.
Dans le film, des femmes noires découvrent le racisme en arrivant en France.
R. Oui, parce que je voulais montrer la grande diversité dans la communauté afrodescendante française, et rappeler que tout le monde n’est pas né sur le territoire. Or être noire dans un pays majoritairement noir, au Cameroun par exemple, ce n’est pas la même chose qu’être noire dans un pays majoritairement blanc. Ces personnes ne se sont pas construites comme noires. Bref, ce n’est pas parce qu’on est noire que nous avons les mêmes expériences.
Comment se croisent le problème racial et le sexe ou le genre?
R. Les hommes noirs sont la cible d’une violence policière très grave, de plus en plus visible. Mais je voulais montrer que les femmes noires peuvent aussi expérimenter de la violence sexiste et raciale. Derrière des portes fermées de cliniques, par exemple, la césarienne est surutilisée parce que les médecins veulent, entre autres, éviter la présence des familles d’origine africaine qui ont l’habitude d’assister aux accouchements, ou parce qu’ils considèrent que toutes les femmes noires ont un bassin étroit. Ce problème est à la fois racial et genré.
Quant à l’hypersexualisation, il n’y a pas de jeune femme noire qui a grandi en France sans se prendre des remarques sur son supposé déchaînement sexuel animal. Il y a donc des violences psychologiques et physiques spécifiques quand vous êtes une femme noire.
Avez-vous été la cible d’attaques, quand vous avez développé des idées afroféministes sur votre blogue?
R. L’afroféminisme contemporain en France a été porté, au départ, par une quinzaine de blogueuses arabes et noires. Ça été très dur, y compris avec des militants de gauche et d’extrême gauche! Certains ont dévoilé l’identité réelle de blogueuses à leurs patrons, sous prétexte que nous étions de petites bourgeoises diplômées qui détournaient les masses de la vraie lutte de classe. Apparemment, ça ne les dérangeait pas de nous faire perdre nos emplois!
Pour ma part, les attaques les plus virulentes ont fait suite à des textes au sujet de l’excision : même s’il s’agit de problèmes réels, j’expliquais qu’ils ne concernent pas la très grande majorité des femmes noires en France, qui sont prises avant tout avec de graves problèmes de logement et d’emploi. On m’a accusé de relativisme culturel.
En France, il y a un débat au sujet de l’utilisation du mot «race». Même dans les milieux militants progressistes de gauche et d’extrême gauche, utiliser le mot «race» soulève la suspicion de racisme, y compris dans des textes d’afroféministes des États-Unis, comme Patricia Hill Collins.
R. C’est tellement français! L’universalisme républicain empêche l’innovation théorique et conceptuelle. On prend du retard pour penser le monde. Dire en France à une personne blanche qu’elle est blanche, et vous vous faites répondre qu’on est tous des êtres humains. Évidemment, c’est une illusion de blanc. De ceux qui représentent la norme. De ceux que la police ne va jamais contrôler uniquement pour la couleur de leur peau. La logique française se réduit donc à l’équation simpliste que parler de «race», c’est être raciste ; que dire de quelqu’un qu’il est «blanc», c’est du racisme antiblanc. Or, le racisme est un phénomène institutionnel. Il ne peut exister contre la norme majoritaire.
L’autre problème, en France, c’est que la pensée politique et même militante est très binaire : vous êtes pour le républicanisme et donc pour la France, ou pour le multiculturalisme et donc contre la France. Il n’y a pas de compromis : tout est question de principe absolu. Ce qui explique que le débat sur la non-mixité féministe, par exemple, est à ce point crispé. La non-mixité signifie le multiculturalisme, et donc un refus de l’universalisme, et donc un refus de la France.
La pensée politique et militante en France est aussi très hiérarchisante, sans doute à cause de l’école et du modèle pédagogique. On identifie — par principe — un problème principal (par exemple, le capitalisme) et des problèmes secondaires, considérés insignifiants (le sexe, la race, etc.). L’approche de l’intersectionnalité, qui nous vient des États-Unis, est donc très difficile à saisir pour un Français, y compris universitaire ou militant, car il devrait admettre l’impensable, soit que les systèmes de domination se coconstruisent. Il devrait admettre que des femmes noires, par exemple, peuvent être dominées et opprimées de leur sexe et de leur race, et que la classe est ici moins signifiante.
Or, aux yeux de la gauche et de l’extrême gauche, les seules vraies bonnes noires sont des femmes sans éducation et pauvres ou — mieux encore — sans papier. Elles font des ménages. En conséquence, les femmes noires qui osent parler sont nécessairement bourgeoises, y compris celles qui écrivent sur des blogues, et développent une pensée féministe et antiraciste. En fait, les attaques que l’on reçoit en disent souvent plus sur les personnes qui nous attaquent, que sur nous qui les recevons.