Ana Surra, Uruguayenne d’origine, vit à Barcelone depuis 12 ans. La députée est fondatrice du groupe militant Si, amb nosaltres (Oui, avec nous), qui regroupe des Catalan-es indépendantistes d’origine immigrante. Elle est l’un des visages les plus visibles d’un mouvement nationaliste hors du commun; fièrement multiculturel.

Un modèle de vivre-ensemble

Au cours des dernières décennies, la Catalogne a attiré des centaines de milliers d’étrangers et d’étrangères, venant surtout du Maghreb, de l’Asie du Sud et de l’Amérique latine. «À partir des années 70, beaucoup d’autres pays ont restreint l’immigration, et les règles étaient plus strictes qu’en Espagne. À l’époque, il y avait plus de travail en Catalogne», résume Mustapha Aoulad Sellam, militant antiraciste né au Maroc qui vit en Catalogne depuis plus de 20 ans.

Au cours des dernières décennies, la Catalogne a attiré des centaines de milliers d’étrangers et d’étrangères, venant surtout du Maghreb, de l’Asie du Sud et de l’Amérique latine.

Mercè Amor enseigne la langue et la culture catalanes aux femmes immigrantes dans un quartier populaire de Barcelone. «Les hommes viennent, trouvent du travail et font ce qu’il faut pour faire venir leurs familles légalement», explique-t-elle. «Une fois qu’il y a eu quelques familles [originaires de l’Asie du Sud] ici, d’autres sont venues parce qu’elles connaissaient des gens. Presque tous les gens d’origine pakistanaise, indienne ou bangladaise vivant en Espagne sont ici. C’est un petit laboratoire de coexistence.»

Si bien que la Catalogne est devenue une véritable terre d’accueil. «Il y a des personnes de 187 pays vivant en Catalogne, parlant plus de 300 langues,» dit Ana Surra. «Ici, on voit l’intégration comme une tentative de vivre-ensemble dans le respect de la culture et la religion de chacun-e. Il faut confronter le racisme et la xénophobie ensemble, et dire aux gens qu’ils peuvent vivre dans leur culture sans se séparer des autres. Ça prend du travail, mais de plus en plus d’immigrant-es se reconnaissent dans notre projet de société», dit-elle.

Ici, on voit l’intégration comme une tentative de vivre-ensemble dans le respect de la culture et la religion de chacun-e. Il faut confronter le racisme et la xénophobie ensemble, et dire aux gens qu’ils peuvent vivre dans leur culture sans se séparer des autres.

Bien qu’il n’y ait pas de statistiques officielles sur le nombre d’indépendantistes immigrant-es, la face publique du mouvement est de plus en plus diversifiée. Un des collègues parlementaires d’Ana Surra, le sénateur Robert Masih Nahar, est né en Inde. Des Maghrébin-es se rallient aussi à la cause. «Dans la communauté maghrébine, il y a une grande diversité de perspectives par rapport à l’indépendance,» dit Mustapha Aoulad Sellam. «De ceux et celles qui s’intéressent à la politique, un bon nombre sont pour le oui. Certain-es sont des souverainistes berbères qui comprennent la lutte des Catalan-es pour garder leur langue et leur culture.» Il ajoute que les gens de sa communauté qui sont en faveur de l’indépendance se sentent bien accueillis parmi les autres indépendantistes. «Quand des gens d’origine étrangère viennent aux manifestations, on nous encourage.» Il ajoute que selon son expérience, les gens issus de la diversité sont moins bien accueillis dans le camp unioniste.

Le souvenir du fascisme

Compte tenu de la montée en puissance de l’extrême droite à travers l’Europe, du Front National français à l’Aube dorée en Grèce, en passant par la Pologne (où 60 000 manifestants ont réclamé une «Pologne blanche») et le reste de l’Espagne, comment la Catalogne, au moment où environ la moitié de ses ressortissants veulent bâtir un pays autonome, a-t-elle largement évité le piège identitaire?

Pour l’historien Xavier Casals, les raisons sont autant historiques que démographiques. «Le mouvement indépendantiste catalan a toujours évolué en opposition à l’ultranationalisme espagnol; le même genre d’ultranationalisme qui nous a donné les régimes fascistes de Primo de Rivera [avant la Deuxième Guerre mondiale] et Francisco Franco», explique-t-il. Franco, qui a dirigé l’Espagne de 1939 à 1975, est allé jusqu’à interdire l’enseignement de la langue catalane, exiger que des parents catalans donnent des prénoms espagnols à leurs enfants, et même à bannir certaines danses catalanes.

Pour Ana Surra, il y a aussi des raisons pratiques. Elle espère voir la naissance d’une république catalane qui contrôlerait ses propres politiques fiscales et d’immigration. «L’indépendance, ce n’est pas juste une question d’injustices historiques, de l’invasion castillane de 1714 et tout ça,» explique la députée. «Il y a aussi l’idée que nous payons trop de taxes à Madrid et que nous ne recevons pas assez de services. En tant qu’immigrant-es qui travaillons ici, qui utilisons les services de santé et qui envoyons nos enfants à l’école, ça nous touche aussi…Tout ça fait en sorte qu’il y a un grand nombre d’immigrant-es qui luttent pour l’indépendance. C’est absolument notre lutte.»

En tant qu’immigrant-es qui travaillons ici, qui utilisons les services de santé et qui envoyons nos enfants à l’école, ça nous touche aussi…Tout ça fait en sorte qu’il y a un grand nombre d’immigrant-es qui luttent pour l’indépendance. C’est absolument notre lutte.

Des leçons pour le Québec

Charles Mordret, militant souverainiste québécois et ancien candidat du Bloc Québécois. Il a vécu à Barcelone pendant un an et vu de près la montée du mouvement indépendantiste. Il en est sorti inspiré, particulièrement par la façon dont des Catalan-es des différents horizons politiques et culturels ont mis leurs différences de coté pour poursuivre le projet d’indépendance. Il constate aussi les arguments identitaires ne sont pas instrumentalisés par les indépendantistes catalans. «L’indépendance ne devrait pas toujours être basée sur des arguments identitaristes,» dit-il. «On vit dans une époque d’appartenances multiples, et les Catalan-es ont compris ça. Les vrai-es indépendantistes québécois-es savent aussi qu’on ne va nul part avec des arguments ethnicistes. Tous les mouvements ont leurs bigots, mais ce ne sont pas leurs arguments qui devraient nous motiver.»

Aller de l’avant

Ana Surra consacre son temps aux préparatifs des élections catalanes du 21 décembre, où un nouveau parlement catalan sera choisi. «D’ici là, nous allons continuer à travailler pour la république et montrer au monde que nous sommes dans la majorité. Ensuite, on pourra négocier une séparation amicale des Espagnol-es.»

N’empêche que pour les familles immigrantes suivies par Mercè Amor, la professeure de catalan, la question nationale est reléguée au second plan. «Par rapport à l’indépendance, nos familles ne demandent pas qui a raison et qui a tort, mais est-ce qu’on pourra travailler et vivre normalement?»