Alors donc, les grands principes spirituels et religieux ne déterminent pas un seul type de comportement pour toute une communauté de croyants? Pourtant, la cheffe du Bloc québécois (BQ) Martine Ouellet lançait il y a peu de temps des accusations contre la «gauche religieuse». Elle laissait entendre que le nouveau chef du Nouveau Parti démocratique (NPD), le sikh Jagmeet Singh, ferait nécessairement passer ses préférences religieuses avant tout. Des chroniqueurs s’improvisent spécialistes du Coran déclarant que l’islam est une religion fondamentalement violente, meurtrière, totalitaire.
Pourtant, chaque texte — même le plus sacré — reste toujours sujet à plusieurs interprétations.
Anarchisme et religion
Prenons le cas de l’anarchisme, philosophie politique qui exprime l’athéisme le plus virulent. La négation de dieu est l’un de ses premiers principes. Michel Bakounine, par exemple, postulait que «si Dieu est, l’homme est esclave ; or l’homme peut, doit être libre, donc Dieu n’existe pas» (Dieu et l’État). «Ni Dieu, ni maître!» est un slogan anarchiste sans aucune ambiguïté. Pendant la Guerre d’Espagne (1936-1939), les anarchistes brûlaient des églises et fusillaient des curés, ce qui scandalisait la bonne société canadienne-française.
Et pourtant. Je croise dans le réseau anarchiste de Montréal un fervent catholique à l’emploi d’une paroisse, pour qui les anarchistes d’aujourd’hui incarnent certaines idées de Jésus Christ, en particulier au sujet de la justice, de la dignité humaine, de l’amour des faibles et des démunis. Le sociologue protestant Jacques Ellul a signé un livre intitulé Anarchie et christianisme. Il admet que les anarchistes ont raison de critiquer le christianisme qui a mené des guerres et massacré des hérétiques et des sorcières. Ellul considère néanmoins que les textes sacrés chrétiens sont compatibles avec l’anarchisme, soit une philosophie politique refusant toute domination, et donc fondée sur la liberté individuelle et collective, l’égalité et la solidarité. Dieu ne brimerait pas la liberté humaine, puisqu’il est dit dans la Bible qu’il s’est reposé le septième jour de la Genèse, après avoir créé le cosmos et la vie, laissant à l’humanité le soin d’écrire sa propre histoire. De plus, l’être humain est libre de choisir entre le bien et le mal, d’aimer ou de haïr.
Pour sa part, le sociologue Michael Löwy a proposé de réfléchir aux affinités entre l’anarchisme et le judaïsme, dans son livre Rédemption et utopie : Le judaïsme libertaire en Europe centrale. Il y a un siècle, bien des anarchistes étaient d’origine juive, y compris des personnalités connues comme Emma Goldman, invitée à prononcer des conférences à Montréal par les anarchistes juifs vivant aux abords du boulevard Saint-Laurent. Les anarchistes pouvaient se reconnaître chez les Juifs qui formaient alors un peuple sans État, composé de parias.
Enfin, le judaïsme et l’anarchisme sont également traversés par une aspiration utopique et messianique, et la rédemption (tikkun, en hébreu) signifie un sacrifice menant à la liberté, possiblement à l’occasion d’un cataclysme historique comme une révolution. De quoi séduire les anarchistes, qui peuvent aussi s’identifier à la figure biblique des prophètes qui marchent dans la cité pour dénoncer la corruption et la décadence des élites, et qui sont pour cela persécutées.
Anarcho-islamisme?
Et l’islam? L’insulte «islamogauchiste» laisse entendre que les gauchistes luttant contre l’islamophobie font le jeu des «islamofascistes». Plus sérieusement, Mohamed Abdou a signé un mémoire de maîtrise en sociologie dans lequel il propose de fusionner l’anarchisme et l’islam. Il demande «qui peut dire que l’islam doit être institutionnalisé, organisé, autoritaire, et répressif?» et «prouve dans cette thèse que cela n’a pas à être comme cela». Il y explique aussi son parcours : «C’est Dieu qui m’a fait la grâce d’un cadeau, soit la rencontre de l’anarchisme après le 11-Septembre. Maintenant, l’anarchisme est ce qui me pousse à revenir à l’islam pour redécouvrir les concepts et les pratiques islamiques et anarchiques anti-autoritaires et anticapitalistes qui, je le crois, existent dans l’islam, dans une tentative d’établir un pont entre les deux, l’islam et l’anarchisme.»
Plus précisément, il cherche à offrir «une lecture alternative de l’interprétation classique du concept islamique de califat, l’État islamique». Il discute pour cela de principes et pratiques de l’islam, dont les consultations délibératives (Shura), le consensus (ijma) et le bien commun (Maslaha). D’autres interprétations traduisent des affinités possibles entre l’anarchisme et l’islam, par exemple cette phrase attribuée au Prophète, au sujet du gouvernement : «Par Dieu, nous ne confions pas ces fonctions à ceux qui les réclament ni à ceux qui les convoitent» (hadith d’Al-Bukhari et Muslim).
Je sais bien que des anarchistes originaires de milieux musulmans sont résolument athées. Déjà en 1951, l’anarchiste Mohamed Saïl rejetait l’islam. Moi-même athée, j’ai tendance à me méfier des religions, de toutes les religions. De plus, je ne prétends pas être spécialiste de l’islam. Je n’oserais pas suggérer que l’islam conduit nécessairement à l’anarchisme. Quelle que soit la religion, tout est question d’interprétation. L’anarchisme aussi est sujet à interprétation.
Dans le contexte actuel, cela dit, je me méfie surtout de quiconque cherche à démontrer par une référence au Coran ou à une déclaration d’un imam que l’ensemble des musulmans seraient nécessairement ceci ou cela, et ne pourront jamais être autrement. Cette rhétorique justifie leur stigmatisation, leur exclusion, leur enfermement et même leur mise à mort par centaines de milliers lors de guerres sans fin menées au nom de valeurs fondamentales de la démocratie, comme la liberté et l’égalité. Que ces principes prétendument universels permettent de justifier des guerres impérialistes est une preuve de plus qu’il faut se méfier des interprétations simplistes de textes sacrés, qu’ils soient religieux ou politiques.