Aujourd’hui, vers 11 heures, les voix de milliers de gens se tairont, à l’appel de la trompette, pour une minute de silence afin «d’honorer le sacrifice» de tous ces soldats morts au combat «pour défendre nos droits et libertés».

Des tranchées de la Première Guerre mondiale aux étendues de sable de l’Afghanistan, ils sont des centaines de milliers à n’avoir pas connu la joie de vieillir – anonymes, pour la plupart issus de classes populaires, pendant que les fils et filles de notables échappaient soit à la conscription, soit à la nécessité de s’enrôler pour échapper à la pauvreté.

Et au milieu de ces champs de ruines mortifères où ont gît tous ces cadavres recouverts d’uniformes déchirés sous des drapeaux en lambeaux se sont répandus les corps de millions de civils innocents massacrés par ces élans de folie humaine la plupart du temps motivés par la cupidité des élites, dont les membres ne sont que trop pleutres pour prendre les armes eux-mêmes et dans les mains desquels les flots de sang se transforment en rectangles de papier vert.

Les coquelicots qui poussent en se nourrissant à même le sang qui gorge le sol des champs de bataille sont devenus le symbole de ce souvenir qui porte mal son nom.

Les coquelicots qui poussent en se nourrissant à même le sang qui gorge le sol des champs de bataille sont devenus le symbole de ce souvenir qui porte mal son nom.

Fleur de discorde

Depuis quelques années, les coquelicots blancs se multiplient, promus par une campagne menée par le Collectif Échec à la Guerre, bien que ce symbole soit né il y a plus de 80 ans en Angleterre. Peu de personnalités publiques et encore moins de politiciens l’arborent sur le revers de leurs vestons, sauf les députés de Québec solidaire et quelques artistes pacifistes. Une fleur de discorde, un symbole honni par les ardents «patriotes» qui n’en ont que pour le chant des clairons, le bruit des canons et les monuments élevés à la mémoire du sacrifice de soldats morts dans des guerres qui n’ont jamais été les leurs.

En 2010, Jason Kenney, alors ministre de l’Immigration et actuel chef du Parti conservateur uni de l’Alberta, a salué la participation canadienne à la Guerre des Boers, un conflit profondément ancré dans le colonialisme britannique et au cours duquel le dominion a fourni de la chair à canon à l’Empire. Trois ans plus tard, le ministre des anciens Combattants Julian Fantino a déclaré que le coquelicot blanc représentait un «affront» aux vétérans, rien de moins.

Une réaction semblable à celle des détracteurs de l’initiative des députés Gabriel Nadeau-Dubois et Amir Khadir qui, cette année, ont choisi de porter les deux coquelicots superposés, le blanc par-dessus le rouge. Il n’en fallait pas plus pour les traiter de traîtres et de fourbes, alors qu’on devrait plutôt applaudir cette initiative. Ils n’ont pas respecté le décorum? Le droit à la subversion fait partie des libertés dans lesquelles nous vivons. Et n’en déplaise aux foules en colère, rien dans ce geste ne nie le sacrifice de soldats.

Entre souvenir et propagande

Qu’on le veuille ou non, tant les cérémonies du jour du Souvenir que les commémorations des guerres et batailles passées font l’objet d’une odieuse récupération politique depuis des années. Durant son règne, Stephen Harper n’a eu de cesse de multiplier les discours à saveur patriotique alors que son gouvernement coupait sans vergogne dans les services offerts aux anciens combattants blessés. Lors de la commémoration du centenaire de la bataille de Vimy, Justin Trudeau a tenu à alimenter le mythe que cette boucherie fut «le lieu de naissance du Canada». Faut-il lui rappeler que ce pays est plutôt né de la collusion entre des barons du chemin de fer et un establishment politique dirigé par un suprémaciste blanc, présenté par notre ministre des Minutes du Patrimoine comme «un grand démocrate», qui tenait à faire pendre le résistant Métis Louis Riel «même si tous les chiens du Québec aboient». Au Québec, nous gagnerions à nous souvenir davantage de l’émeute du 1er avril 1918 dans la capitale nationale, où des troupes dépêchées depuis Toronto (pour minimiser les risques de mutinerie de soldats Canadiens-Français) ont fait feu sur des militants anti-conscription*.

Qu’on le veuille ou non, tant les cérémonies du jour du Souvenir que les commémorations des guerres et batailles passées font l’objet d’une odieuse récupération politique depuis des années.

Et souvenons-nous de la campagne canadienne en Afghanistan, guerre qui au final n’a mené à rien. Au cours de laquelle 158 soldats sont morts, 3000 furent blessés — des milléniaux, en grand nombre, vu leur jeune âge — et près de 25 000 civils afghans ont été tués. De la participation canadienne à l’opération de l’OTAN en Libye et, présentement, du fait qu’après avoir soutenu les milices kurdes irakiennes dans la guerre contre l’État islamique, l’Occident se prépare à les abandonner suite à leur déclaration d’indépendance – un scénario prévisible. Du fait que le Canada, ce «champion de la paix», permette la vente d’armes à des dictatures alors que croît le complexe militaro-industriel canadien.

Si nous voulons réellement honorer le sacrifice de ces hommes et ces femmes, commençons d’abord par être critiques envers ces guerres qui ne finissent plus de gangréner l’histoire humaine et derrière lesquelles se cachent les ambitions impérialistes des puissants de tous côtés, qui arrivent à creuser des fossés en exploitant nos peurs et nos différences pour leurs gains politiques et financiers.

Ces marchands de mort et profiteurs du «sacrifice» de soldats, mais surtout du massacre d’un plus grand nombre de civils innocents.

Se souvenir, oui, pour un jour pouvoir dire «plus jamais».

*Une version précédente de cet article mentionnait que les soldat dépêchés à Québec provenait de l’ouest et que les soldats francophones provenaient du 22e Bataillon. L’erreur fut diligemment corrigée.