Tout cela pour dire que j’étais rassuré quand j’ai appris que deux nouvelles études menées aux États-Unis et en Europe ont révélé que les buveurs de café semblent avoir une espérance de vie plus longue que les autres. C’est vous dire que je ne dors plus, tellement je bois de café jour et nuit. L’étude ne dit pas, toutefois, si les buveurs de café aux États-Unis et en Europe vivent plus vieux que celles et ceux qui cueillent leur café en Colombie ou en Éthiopie. Une petite recherche sur le Web, en sirotant mon café, m’a permis de trouver la réponse : l’Occident a une espérance de vie d’environ 80 ans, la Colombie de 74 ans et l’Éthiopie de 64 ans. On vit donc 15 ans de plus en Occident qu’en Éthiopie. Quinze ans, c’est long.
Voilà, me semble-t-il, une façon intéressante de réfléchir aux inégalités économiques. Le temps, c’est de l’argent, mais le contraire semble également vrai : plus il y a de l’argent, plus vous avez de temps, plus vous pouvez flâner dans des cafés et plus vous vivez longtemps.
Embourgeoisement
On devrait donc se réjouir de l’ouverture de nouveaux cafés dans nos quartiers. C’est un peu comme si le ministre de la Santé ouvrait une petite clinique de médecine préventive. Pas de salle d’urgence bondée ni de longue file d’attente, pas de patients entassés dans les couloirs sur des civières, pas même de médecins payés bien trop cher. Non. Une jeune serveuse sans diplôme et mal payée, et quelques tables où boire son café en lisant le Journal de Montréal.
Or que découvre-t-on, en lisant ce torchon? Des vandales s’amusent à fracasser des vitrines de nouveaux cafés branchés, dans des quartiers pauvres. Comme si les pauvres n’avaient pas le droit de boire du café, et donc de vivre plus vieux! Certes, ces commerces représentent la gentrification, dont l’autre nom d’usage moins fréquent est plus précis : embourgeoisement. De Hochelaga-Maisonneuve à St-Henri se multiplient les actions clandestines : une brique lancée à travers une vitrine, de la peinture pulvérisée dans un commerce, des voitures de luxe incendiées.
Voilà des tactiques depuis longtemps à la mode dans d’autres quartiers en résistance, par exemple Kreuzberg à Berlin, célèbre pour ses squats dans les années 1980. À Londres, un Black Bloc a effectué une virée dans une boutique qui offrait à gros prix des repas à base de céréales commerciales. À Montréal, des tracts sont parfois laissés sur les lieux : «On est en colère. […] Fuck cet univers de consommateurs et de proprios voleurs! Fuck la police qui le protège!»
À chaque fois, des journalistes recueillent les réactions de propriétaires des commerces ciblés, toujours incrédules d’être ainsi attaqués, après tous les efforts déployés pour s’insérer dans le quartier, offrir des produits de qualité et des jobs aux gens du coin. Surtout, on laisse entendre que les vandales ne comprennent rien, n’ont ni les bonnes informations ni la bonne analyse, et surtout pas la bonne tactique.
Avez-vous remarqué, d’ailleurs, que les gens qui votent, signent des pétitions ou manifestent paisiblement sans déranger quiconque ne sont jamais accusés de ne rien comprendre et de ne pas prendre le bon moyen pour s’exprimer? Même si la situation se dégrade d’élection en élection, de pétition en pétition et de manifestation paisible en manifestation paisible, c’est bien comme ça qu’il faut s’exprimer et critiquer. Comme des moutons qui se font tondre, traire et mener à l’abattoir.
La misère à travers la vitrine
Ce n’est pas qu’en Éthiopie où les gens meurent bien plus jeunes qu’ici. C’est aussi dans ces appartements que l’on peut voir à travers la vitrine du café branché. L’espérance de vie à Hochelaga-Maisonneuve est d’environ 10 ans de moins qu’à Westmount, mais on se scandalise surtout d’éclats de vitre, pas d’éclats de vie.
C’est même à Hochelaga-Maisonneuve que l’espérance de vie est la plus basse au Québec (à part au Nunavik, mais rassurez-vous : il n’y a pas de racisme systémique au Québec). Les causes? La pollution, car il y a moins d’espaces verts et plus d’autoroutes et de voies rapides autour ou dans le quartier ; l’alimentation, ou plutôt les déserts alimentaires ; la pauvreté, associée au tabagisme et au fastfood, mais aussi à la gêne de se présenter aux points de service de santé où l’on se sent moins bien reçus que les bourgeois.
Comme le disait le grand poète Plume Latraverse, Karl Marx québécois de la guitare : «Les pauvres ont pas d’argent/Les pauvres sont malades tout le temps/ Les pauvres se font toujours avoir/ Les pauvres ça boit de la robine/ Pis ça regardent les vitrines/ Pis quand ça va trop mal/ Ça s’tape sa photo dans le journal […] Les pauvres c’est ben achalant». Si la colère gronde à Hochelaga-Maisonneuve, c’est peut-être qu’on sait ne pas avoir le temps d’attendre les effets d’une pétition, d’une manifestation paisible, d’une prochaine élection perdue d’avance. Reste alors à être achalant.
Les données statistiques au sujet de l’espérance de vie vont probablement s’améliorer à Hochelaga-Maisonneuve, dans les prochaines années. Non parce que les pauvres boiront du café latte et vivront plus vieux, ni parce qu’il y aura enfin de nouveaux logements sociaux, mais parce que les pauvres auront été remplacés par des embourgeoiseurs.
Peut-être faudrait-il alors mener d’autres études, non seulement pour connaitre l’impact des cafés sur l’espérance de vie, mais aussi celle des cocktails Molotov dans les luttes de résistance.