La répression du mouvement se traduisait par des milliers d’arrestations, des blessures graves — fractures, larynx brisé, etc. — et même la torture d’activistes par la police de Gênes, comme l’a finalement reconnu son chef en 2017. Sans oublier le tir à balles réelles, un manifestant étant blessé grièvement à Göteborg et un autre abattu à bout portant à Gênes.
Jeu d’amalgame
Les altermondialistes n’avaient tué personne. Les médias ont néanmoins fait un amalgame bien curieux après l’attaque du 11 septembre, qui a provoqué plus de 3 000 morts. «Ce n’est pas la même échelle que les attentats de New York, certes, mais cela procède du même esprit», suggérait Le Figaro du 14 septembre, au sujet du démontage d’un McDonald’s par José Bové, sympathique paysan français défendant le fromage au lait cru. Oussama ben Laden a dû s’étouffer en lisant son Figaro.
Quelques jours plus tard, Le Figaro Magazine se livrait au même jeu d’amalgame : «Il est difficile de ne pas établir une relation entre le coup qui vient d’ébranler la Mecque du capitalisme mondial [le WTC] et le durcissement des mouvements antimondialistes […] tous adversaires de l’État démocratique libéral. […] Pour l’instant, les casseurs des Black Blocs d’extrême gauche […] ne sont que quelques milliers. Il faut être aveugle pour refuser de voir à quelle vitesse le mal court.» À défaut d’expliquer quoi que ce soit, cet amalgame insultait et délégitimait les anarchistes et autres altermondialistes qui se contentaient de fracasser quelques vitrines.
J’en étais venu à paniquer quand je cassais un verre par accident : allais-je être accusé d’homicide involontaire?
G8 — Écosse 2005
En 2005, alors que les altermondialistes manifestaient contre le Sommet du G8 en Écosse, des islamistes ont fait exploser des bombes dans les transports en commun de Londres. Le journal La Presse a choisi de publier un texte intitulé «Anarchistes et Al-Qaeda», signé par un professeur de science politique de l’Université d’Exeter. Il demandait «qu’est-ce qui distingue la violence qu’utilisent les anarchistes anticapitalistes d’Écosse des tactiques dont se sert Al-Qaeda dans ses attentats […]?»
Sa réponse? Il n’y a pas de différence : «exercée par des groupes terroristes ou par des groupes anarchistes, la logique perverse de la violence ne peut pas être transcendée». Les islamistes avaient pourtant fauché 56 vies à Londres, et les anarchistes en Écosse n’avaient tué personne, se contentant de se déguiser en clowns pour bloquer des autoroutes ou de former un Black Bloc pour bousculer la police et fracasser quelques vitrines.
J’en étais venu à paniquer quand je cassais un verre par accident : allais-je être accusé d’acte terroriste?
UQAM et État islamique
Printemps 2015. Des étudiantes et des étudiants en grève ont eu recours à la tactique du Black Bloc à l’UQAM, suite à une injonction interdisant de procéder à des levées de cours. La journaliste du Devoir Hélène Buzzetti, habituellement bien plus rigoureuse, a suggéré sur Twitter que «les images du commando» de grévistes «ressemblent bcp [beaucoup] à celles de l’EI», l’État islamique, dont les miliciens portent parfois des cagoules noires.
La journaliste précisait : «La démocratie ne survit pas à la menace et à l’intimidation masquée». Pourquoi la journaliste n’a-t-elle pas plutôt noté la ressemblance esthétique, mais aussi morale et politique, entre le Black Bloc et les musiciennes cagoulées des Pussy Riot, les rebelles zapatistes également cagoulés ou les justiciers masqués comme Zorro et Hit-Girl? À la limite, pourquoi ne pas comparer l’esthétique du Black Bloc et celle des policiers antiterroristes cagoulés qui combattent l’État islamique? Amalgamer grévistes de l’UQAM et miliciens islamiques aide-t-il à saisir l’essentiel, soit que les grévistes n’ont jamais égorgé des centaines de civils, ni revendiqué des attentats, ni imposé une théocratie misogyne.
J’en étais venu à paniquer quand je portais une tuque et un foulard : allais-je être accusé de crimes contre l’humanité?
Et l’extrême droite?
Même si cela n’a rien de réjouissant, j’ai souri quand l’extrême droite a commencé à ressembler aux islamistes. En effet, ces deux forces utilisent depuis quelques années les mêmes armes meurtrières pour commettre des attentats se ressemblant.
Des néo-nazis ont incendié des mosquées en Allemagne, en Suède et ailleurs. Comme les islamistes détruisent des églises en Égypte, au Nigéria et ailleurs. En 2011, un néo-nazi norvégien a fait exploser des bombes à Oslo avant de mitrailler des dizaines de jeunes socialistes et en 2017, un Euroquébécois a ouvert le feu à la Mosquée de Québec. Comme les islamistes dans les locaux de Charlie Hebdo, à Paris. À Charlotteville, aux États-Unis, un suprémaciste blanc a lancé sa voiture-bélier dans une rue bondée. Comme les islamistes à Nice, Berlin et Barcelone.
«Ah! les médias vont amalgamer néo-nazis et islamistes!», me suis-je dit, naïvement.D’autant qu’on parle depuis longtemps d’«islamofascisme», et que ces deux forces utilisent réellement les mêmes armes pour tuer. À qui ces néo-nazis sont-ils amalgamés, finalement? Aux anarchistes!
Rappelant l’analyse tordue du politologue d’Exeter en 2005, une lettre ouverte publiée dans The Washington Post affirmait qu’anarchistes antifascistes et néonazis «pratiquent tous deux la violence, prônent la haine et sont moralement équivalents», des mots qui rappellent ceux du Président Trump et des chroniqueurs des journaux de Québecor.
Maintenant, je panique chaque fois que j’arbore un symbole anarchiste : on va m’accuser d’être responsable de la Shoah.