Pour eux, il s’agit souvent de l’une des premières étapes d’un parcours au bout duquel ils sauront si le Canada les accueille. Un parcours qui en suit un autre, certainement plus pénible, les ayant menés jusqu’à Montréal. Ces demandeurs d’asile affluant au Canada font effectivement parti d’un mouvement plus large de diaspora qui fuit l’insécurité et l’instabilité politique d’Haïti vers le continent américain.
Ayant travaillée pendant de nombreuses années sur les droits humains en Haïti, pour l’ONU et OXFAM, Isabelle Fortin est bien au fait de cette situation qui pousse tant d’individus à quitter leur pays. Elle explique ainsi que des milliers d’Haïtiens ont émigrés vers l’Amérique latine dans les dernières décennies, notamment après que le tremblement de terre de 2010 ait poussé des pays comme le Brésil à faciliter l’obtention de visas. Rapidement confrontés à des conditions de vie plus difficiles que celles qu’on leur faisait miroiter, beaucoup auraient ensuite remonté la côte vers les États-Unis, souvent via des couloirs migratoires particulièrement dangereux.
«J’ai été contactée récemment par une organisation au Texas qui cherchait des traducteurs pour aider avec un afflux d’Haïtiens. C’est dire qu’il y a un réel mouvement continental», indique Isabelle Fortin. De fait, en 2017, on dénombrait environ 900 000 individus d’origine haïtienne sur le territoire américain. Parmi eux, plus de 58 000 seraient menacés de déportation par le gouvernement Trump qui veut mettre fin au programme de statut temporaire dont plusieurs bénéficient depuis le tremblement de terre. D’où l’afflux plus important aux frontières canadiennes dans les derniers mois.
Or, en vertu de l’Entente sur les tiers pays sûrs entre les États-Unis et le Canada, un individu doit faire sa demande d’asile dans le premier des deux pays où il arrive, de sorte que ceux qui sont déjà aux États-Unis risquent d’y être bloqués jusqu’à leur déportation. C’est ce qui explique que de nombreux migrants traversent au Canada sans passer par les postes frontaliers; s’ils se présentaient devant un douanier, ils seraient forcés de rebrousser chemin avant même d’entrer au pays.
Protection contre l’insécurité
Si le demandeur traverse la frontière et fait sa demande en territoire canadien, le processus normal de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est toutefois appliqué. Contrairement aux immigrants qui sont sélectionnés avant leur arrivée, ce qui a été le cas de nombreux Syriens dans les dernières années, les demandeurs d’asile comme Pierre réclament ainsi la protection du pays d’accueil à leur arrivée et doivent attendre quelques mois avant de savoir s’ils obtiennent le statut de réfugié. Une procédure qui est protégée par le droit canadien et international depuis longtemps.
Une fois que les autorités déterminent que le demandeur ne menace pas la sécurité du Canada, ce qui peut prendre une ou deux semaines, la date d’audience, lors de laquelle il peut obtenir le statut de réfugié, est alors fixée. Ce statut permet entre autres de faire une demande de résidence permanente.
Avant son audience, le demandeur peut profiter de certains services gouvernementaux, dont certains programmes d’aide financière, des services de santé intérimaire ou la possibilité de demander un permis de travail. Avocate en droit de l’immigration et ancienne chargée de cours à l’UQAM, Me Fedora Mathieu explique que depuis 2013, cette période d’attente ne dépasse pas deux ou trois mois, malgré les circonstances actuelles.
Pour être reconnu comme réfugié à son audience, le demandeur doit prouver un risque personnalisé à sa sécurité dans son pays d’origine. Ce risque peut découler de la nationalité, la race, la religion, l’opinion politique ou l’appartenance à un groupe social ostracisé. Par exemple, les persécutions associées à l’homosexualité, le fait d’être victime de violence conjugale ou des conflits avec des gangs de rue ont déjà été reconnus comme des motifs suffisants. « Le problème avec Haïti, c’est que tout le monde est de la même nationalité, race et religion. Les deux qu’on invoque le plus souvent sont donc l’opinion politique et le groupe social. On n’a pas non plus de guerre, à Haïti, on a de l’insécurité » explique l’avocate.
Une insécurité découlant largement du manque de moyens du gouvernement qui n’arrive pas à assurer la protection de ses citoyens, particulièrement en dehors de la capitale, explique Isabelle Fortin. «Il suffit de regarder les avis du gouvernement du Canada pour Haïti. On y dit que c’est un pays insécure et que ses ressortissants doivent faire attention. Quand on s’inscrit à l’ambassade, on reçoit des messages de sécurité pratiquement chaque jour», illustre-t-elle. «L’État ne joue pas son rôle; il ne fournit aucune sécurité».
Fausse crise
C’est sur cette base que les demandeurs d’asile comme Pierre et sa conjointe tenteront de prouver un risque personnalisé lors de leur audience en vue d’obtenir le statut de réfugié et de s’installer au Canada. « Ce n’est pas un choix de vie pour venir profiter du Canada, de l’aide sociale. Beaucoup partent pour venir travailler et envoyer de l’argent chez eux » rappelle toutefois l’ancienne travailleuse humanitaire de la mission onusienne MINUSTAH à Haïti.
Alors, peut-on vraiment parler d’une crise ou d’un afflux hors de contrôle de migrants, comme l’ont fait certains politiciens et commentateurs dans les dernières semaines? « C’est de l’enflure verbale », laisse tomber Isabelle Fortin, qui y voit aussi un certain racisme. Même son de cloche du côté de Me Mathieu : « C’est plus un manque de volonté politique qu’une crise. Ce n’est pas dramatique. Le Canada a déjà géré beaucoup plus de demandes d’asile que ça. Il n’y a pas le feu. » La crise, rappellent-elles toutes les deux, c’est à Haïti qu’elle se trouve, et ce depuis des années.