Les attentats de Québec et de Charlottesville et les nombreuses manifestations de l’extrême droite en témoignent: les réponses à la question identitaire sont de plus en plus exacerbées, à un point tel qu’on se demande s’il est encore possible d’être nationaliste sans taper sur l’Autre afin de le démontrer.

Les nationalistes – mis à part une frange «de gauche», minoritaire – se coupent depuis longtemps les pieds avec les mains. D’une part, ils dénoncent les effets de la mondialisation, du cosmopolitisme et du multiculturalisme. De l’autre, ils refusent de voir que le socle sur lequel repose cette menace aux «cultures nationales» est le résultat des développements normaux du système économique qu’ils considèrent indépassable.

La forme nationale chérie par les nationalistes implose sous sa propre logique. «Quelles cultures? Il n’y en a plus», disait déjà Guy Debord en 1985. Le sol de la nation est contaminé, mais ils ne peuvent le voir: le règne de la Marchandise est pour eux indépassable. Celui-là désintègre les communautés humaines. Intrinsèquement impérialiste, il transforme les qualités en quantité. Qu’importe, disent les nationalistes! Si cette Marchandise est «nationale», ils seront satisfaits. Reste alors une seule issue afin de se donner l’impression d’être un patriote: s’en prendre à l’Autre.

Reste alors une seule issue afin de se donner l’impression d’être un patriote: s’en prendre à l’Autre.

Évidemment, l’économie n’a rien à faire de leurs peurs. Elle poursuit son chemin, balayant avec elle ce qui reste des singularités culturelles. Les nationalistes ne comprennent rien. Ils ne font rien, d’ailleurs. Sinon crier au loup de plus en plus fort: «Sauver l’existant!»

Malheureusement, il reste fort peu de ce qu’ils aiment – et qui est souvent une humble projection de leurs fantasmes dans le passé. Ils tournent donc le dos à l’avenir, source d’angoisse, et boudent. Cet enfermement mène au ressentiment. Ce n’est pas pour rien que le discours des nationalistes «modérées» est de plus en plus radical, au point où il ressemble énormément à celui de l’extrême-droite. Qui pourrait sérieusement désormais identifier des différences qualitatives entre le discours de Marine Le Pen et de Mathieu Bock-Côté, entre celui d’Eric Zemmour et de Richard Martineau?

Cosmopolitisme à vendre

Ce discours est hégémonique. Il en mène large, mais il n’agit pas seul. L’idéologie unidimensionnelle est à la fois uniforme et plurielle, comme disait Marcuse. Face au nationalisme se trouve son reflet inversé: le cosmopolitisme marchand. Selon cette idée, il suffit de remplir quelques paperasses pour faire partie de la nation. Toute forme d’identité n’incluant pas tout et son contraire est considérée comme ethnique ou rétrograde. Ces libéraux passent ainsi leur temps à critiquer les «identitaires» pour leurs excès et, bien entendu, leur «racisme». Ces critiques sont bien entendu parfois fondées, elles sont donc «vraies». Elles sont pourtant instrumentalisées afin de polariser et de diviser la population à des fins électorales, elles sont donc également «fausses».

Selon cette idéologie partagée par une frange importante du patronat et des progressistes, seuls le droit et le marché seraient garants de nos valeurs communes. Pas d’histoire, pas de culture, rien de commun, sinon la langue – et à peine. Aucun projet commun n’est ainsi possible. Aux inquiétudes des peuples du monde qui voient une partie d’eux-mêmes disparaître, ces libéraux répliquent que «tout va bien». Les langues, les cultures, les patrimoines et les identités sont uniformisées? Tant mieux! Il faut s’adapter. Dansons sur les cadavres du folklore. L’économie nous enseignera de quoi le futur sera fait.

Gauche progressiste

La gauche modérée et parlementaire a en partie fait sien ce discours. Depuis au moins 40 ans, elle a renoncé à remettre en question les formes de la société capitaliste. La social-démocratie s’est transformée en social-libéralisme. En ce sens, la défense des minorités – raciales, ethniques, religieuses, sexuelles, handicapées… – reste pratiquement le seul élément distinguant les progressistes des conservateurs. Ces minorités représentent la figure parfaite de la victime libérale. La démocratie les aurait oubliées et se devrait de mieux les intégrer à l’État et au Marché. La victime doit cependant accepter que l’horizon politique actuel soit indépassable. Elle doit se choisir une place dans le bottin des minorités possiblement identifiables, mais impossibles à unifier.

Le progressiste prend donc le parti de la victime, mais à la seule condition que cette dernière promette de s’intégrer à l’ordre «tel-qu’il-est». Si celle-là a le malheur de revendiquer un nouvel ordre des choses, il lui tourne le dos. Va pour les toilettes «non genrées», le mariage gay et la rectitude langagière, mais adieu la subversion et le socialisme.

Le «nous» collectif et universel chargé d’émancipation s’évanouit ainsi sous le poids écrasant de l’individualisme triomphant. Si les identités particulières peuvent être tolérées, il faut toutefois qu’elles gardent cette qualité, justement, d’être particulière. La poursuite du mouvement dialectique les réconciliant avec l’universel et l’émancipation collective est strictement proscrite. «Mieux gérer la catastrophe», tel devrait être le slogan de cette gauche qui n’en est plus une.

Que faire?

Tel est le discours dominant. C’est lui qui nourrit la haine. Non pas une de ses parties, mais son ensemble. La droite libérale affirme que «tout va bien» et qu’il faut continuer ainsi. La gauche modérée, elle, assure que ça ne va «pas si bien» et qu’il faut faire semblant de ne pas continuer ainsi. La droite conservatrice, singulière, propose au contraire que «tout va mal» et qu’il faut … revenir en arrière. Elle est en ce sens parfaitement en phase avec l’extrême droite qu’elle prétend dénoncer – du moins à l’occasion – , mais qu’elle alimente grossièrement.

Il faut sortir de cette logique. C’est une urgence. En dehors d’une identité sclérosée et fantasmée à conserver absolument; en dehors de l’identité vide du marché cosmopolite; au-delà des identités fragmentées que l’on doit inévitablement dépasser; et au-delà d’une solidarité de surface et sans consistance.
La solution se trouve sans doute dans les luttes communes, dans l’affirmation d’un nous nié sous la chape de plomb du marché. Une identité populaire, de classe, qui nie la domination sans avoir peur de s’affirmer à la fois singulière, majoritaire et universelle. Une identité ne niant pas les cultures, mais qui refuse de les statufier, de les idolâtrer et qui les redécouvre en les émancipant.

Il faut sortir de cette logique. C’est une urgence.

Ici et maintenant, bref, nier le passé, non pour y mettre fin, mais pour sauver ce qu’il contient de beau et qui reste à ce jour à affranchir.