Le mouvement Pegida (acronyme pour Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes – ou «Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident»), a été fondé en octobre 2014 par Lutz Bachmann. Tous les lundis soirs depuis près de trois ans dans les rues de Dresde, une réunion prend place pour dénoncer l’«islam radical», l’«islamisation de l’Europe» et la politique d’asile d’Angela Merkel. À ses débuts, le mouvement s’est rapidement étendu avec plus ou moins de succès à plusieurs villes allemandes ainsi que vers d’autres pays d’Europe et possède même une branche canadienne.

Puisant à un sentiment grandissant d’insécurité sociale, un climat de méfiance à l’endroit des minorités et une insatisfaction envers les élites politiques et les médias, Pegida réunit un large éventail de manifestants, issus notamment de la classe moyenne. Ces derniers, soucieux de refléter l’image de «citoyens ordinaires», ne s’identifient pas nécessairement à la droite extrême ou radicale et se distancient ostensiblement des groupes néo-nazis. Des militants «anti-antifa» et de la mouvance identitaire, cependant, sont aussi au rendez-vous, de même que des représentants de diverses initiatives citoyennes et de médias alternatifs de droite.

Contre une «invasion migratoire»

Si les motivations des participants sont variées et ne recoupent pas nécessairement en tout point celles des organisateurs, la rhétorique de ces derniers, elle, est sans équivoque. Pegida se veut un foyer de résistance (Widerstand) contre une «invasion migratoire» qui menacerait l’avenir de l’Allemagne et de l’Europe. Considérant les immigrants de confession musulmane comme incapables de s’intégrer et évoquant le spectre du remplacement démographique, ils s’indignent de l’émergence de soi-disant «sociétés parallèles» et de la «complicité» des gouvernements.

Assimilant les réfugiés à des criminels ou à un fardeau économique, ils en appellent à la déportation immédiate de tous les migrants «illégaux». Ils réclament le départ de Merkel et écorchent au passage la «presse mensongère» (Lügenpresse) et leurs adversaires politiques, qualifiés de «traîtres à la nation» (Volksverräter), un vocabulaire qui n’est pas sans rappeler la propagande national-socialiste. Le mouvement, cependant, contrôle très attentivement son image. Il nie toute accusation de racisme et d’extrémisme et se veut non-violent. Il fait preuve d’un effort constant pour ne pas outrepasser certaines limites – au risque de se voir interdit – et garder un vernis de respectabilité dans un pays où le nationalisme décomplexé, pour des raisons historiques évidentes, n’a généralement pas bonne presse.

Assimilant les réfugiés à des criminels ou à un fardeau économique, ils en appellent à la déportation immédiate de tous les migrants «illégaux».

Un rituel politique

Les rassemblements de Pegida sont hautement ritualisés. Ils débutent par le discours d’un organisateur, qui rappelle au passage les règles de conduite. Une «promenade» (Spaziergang) dans les rues de la ville s’ensuit alors. Lors de mon passage, elle a été ponctuée d’altercations verbales avec un groupe de contre-manifestants, toutefois beaucoup moins nombreux. Ils étaient d’ailleurs encerclés par les forces policières, avec qui les supporters de Pegida interagissaient de manière décontractée.

Les manifestants reviennent ultimement à leur point de départ pour écouter à nouveau le discours d’un ou de plusieurs invités. Le 10 juillet dernier, deux jours après la fin du Sommet du G20 à Hambourg, l’«extrémisme de gauche» (Linksextremismus) et le «terrorisme de gauche» (Linksterrorismus) faisaient partie des thèmes de prédilection des orateurs. L’événement se clôt par le chant de l’hymne national. Dans un contexte où on demande à pouvoir exprimer sans tabou la fierté d’être Allemands, ceci est loin d’être banal. Les rassemblements de Pegida apparaissent ainsi comme un vaste exercice de construction identitaire où se dessine une dangereuse distinction entre les véritables «Patriotes» et tous les «Autres».

Les rassemblements de Pegida apparaissent ainsi comme un vaste exercice de construction identitaire où se dessine une dangereuse distinction entre les véritables «Patriotes» et tous les «Autres».

Un mouvement populiste

L’un des principaux slogans du mouvement, Wir sind das Volk! («Nous sommes le peuple!») nous indique que Pegida est un mouvement typiquement populiste en ce qu’il prétend incarner la voix authentique du «peuple» contre l’establishment et la rectitude politique. Il se pose en effet en défenseur de la démocratie et de la liberté d’expression. Or, comme le souligne le politologue Jan-Werner Müller (What is Populism?, University of Pennsylvania Press, 2016), la logique populiste est à la fois anti-élitiste et anti-pluraliste. Elle oppose un «peuple» fictif unique et indivisible défini comme moralement supérieur à une élite jugée corrompue et présente une hostilité marquée envers toute position divergente. Ainsi, alors même que les clivages gauche-droite sont interprétés par certains comme une tactique de division, les gens qui se mobilisent contre Pegida sont désignés comme étant «anti-allemands».

Pegida est un mouvement typiquement populiste en ce qu’il prétend incarner la voix authentique du «peuple» contre l’establishment et la rectitude politique.

Pegida n’est pas un parti politique, mais entretient des liens avec l’AfD (Alternative für Deutschland – ou «Alternative pour l’Allemagne»), un parti populiste de droite eurosceptique qui comporte une faction anti-immigration. Les manifestants ont d’ailleurs scandé à plusieurs reprises le nom de Bjorn Höcke, un politicien de l’AfD élu dans le Land de Thuringe et qui est très controversé en raison de ses propos révisionnistes. Ces liens sont pourtant un objet conflictuel, tant au sein du parti que parmi le leadership de Pegida. Alors qu’un membre de l’AfD invité à prononcer un discours au rassemblement du 10 juillet prônait un rapprochement entre les deux groupes, un homme s’identifiant comme l’un des fondateurs de Pegida nous offrait, à l’amie qui m’accompagnait et moi-même, ses «condoléances».

Pourquoi à Dresde?

L’histoire récente de la ville de Dresde et sa situation géographique dans l’ex-Allemagne de l’Est est essentielle pour comprendre l’émergence et la persistance de Pegida dans cette région. Pegida se réclame de l’héritage de la résistance est-allemande contre le régime de la RDA qui mena à la chute du Mur de Berlin à l’automne 1989. Les manifestations du lundi et la mobilisation du slogan Wir sind das Volk! sont d’ailleurs une référence directe à cette période. La résonance de Pegida repose en partie sur cette manipulation de symboles, qui établit une continuité imaginée avec les luttes passées. Par ailleurs, l’Est de l’Allemagne est souvent dépeint comme un terreau plus fertile à l’extrémisme de droite et à la violence raciste. Si de telles généralisations sont à prendre avec précaution – dans le quartier Neustadt où je séjournais, sur l’autre rive de l’Elbe, l’atmosphère est tout autre -, des recherches récentes suggèrent qu’un sentiment de victimisation et un contact limité avec les étrangers sont des facteurs qui alimentent la xénophobie dans le Land de Saxe.

Pegida se réclame de l’héritage de la résistance est-allemande contre le régime de la RDA qui mena à la chute du Mur de Berlin à l’automne 1989.

Pegida est donc un phénomène essentiellement régional, qui se rattache néanmoins à des tendances plus larges. Tant en Europe qu’à l’international, les replis identitaires et la résurgence des nationalismes témoignent d’une polarisation des débats sur fond de «crise migratoire» et de menace terroriste. Si le nombre de participants aux rassemblements de Pegida a significativement décliné par rapport au début de l’année 2015 – où il a atteint 25 000 personnes suite à l’attentat contre Charlie Hebdo -, la persistance du mouvement signale qu’une partie de la population demeure réceptive à son message.