À peu près en même temps, un groupe de touristes hispanophones se place en retrait pour consulter un téléphone, quelques secondes, avant de poursuivre. Deux jeunes garçons gravissent les escaliers parallèles à la course, leurs bras tendus survolant le trio épris par la conversation spirituelle. J’entends un homme presque hurler une conversation informelle avec lui-même, crispant un peu l’atmosphère environnante, tandis que le propriétaire de la voix porteuse se promène en complet cravate sombre, un baril bleu vide à la main. Je contemple ce vide et ça me donne le vertige.

Aucun de ces gens n’a semblé enregistrer la présence des autres dans ce bref moment de transition urbaine.

De la colonisation hollywoodienne

Ces temps-ci, pour fuir la très divertissante fin du monde relayée en direct sur Twitter (best télé-réalité ever, mais oh so terrifiant), j’ai regardé deux documentaires «making-of» de grands classiques du cinéma. Burden of Dreams, à propos de Fitzcarraldo, réalisé par le légendaire Werner Herzog, et Heart of Darkness, à propos du film Apocalypse Now, réalisé par Francis Ford Coppola juste après Le Parrain I et II.

L’époque des réalisateurs tout-puissants, des drogues dures et des énormes égos sur des plateaux de tournage de plus en plus ambitieux. En plus de leur notoriété, d’un point de vue de critique, ces films sont également reconnus pour leurs tournages complexes, presque impossibles, les thèmes majeurs de leurs propos comme manifestés violemment sur des plateaux chaotiques, sorte de film sur Jesus de Mel Gibson mais païen, mettons?

Il y a plusieurs lectures à faire de ces documentaires. Parmi celles-ci, la détermination féroce de génies confirmés dont la vision a mené au remodelage de la réalité, et vice-versa. Un film sur la folie des grandeurs est réalisé par un homme prêt à détruire des paysages tribaux sacrés pour faire gravir un bateau sur une montagne, trainé par des populations autochtones de plus en plus irritées par les folies de cette équipe allemande venue modifier leur paysage pour quelques beaux plans dans un film qu’ils ne verront jamais.

Un film sur la folie des grandeurs est réalisé par un homme prêt à détruire des paysages tribaux sacrés pour faire gravir un bateau sur une montagne, trainé par des populations autochtones de plus en plus irritées par les folies de cette équipe allemande venue modifier leur paysage pour quelques beaux plans dans un film qu’ils ne verront jamais.

Herzog et sa vedette, Klaus Kinski, ont vécu des graves conflits pendant leur collaboration, alors que Francis Ford Coppola devait composer avec un Marlon Brando bulldozant un par un tous ses engagements préalables envers le cinéaste, tandis que l’armée locale ordonnait à des hélicoptères de quitter des scènes en plein tournage pour aller combattre des rebelles avec les pilotes, caméras roulants à bord du transport. «Ce n’est pas un film à propos du Vietnam», Coppola explique-t-il à Cannes. «Mon film, c’est le Vietnam».

Une lecture néocolonialiste nous oblige à considérer le point de vue des populations locales, voyant des hommes représentant l’impérialisme Occidental se servant d’elles comme des pions interchangeables dans un tableau qui leur appartient, et que les envahisseurs ponctuels viennent modifier sans préavis. Des tournages seront retardés, déplacés, presque annulés, à cause de tensions avec des peuples autochtones. Aujourd’hui, le cinéma ne joue plus tant ce rôle. Il est surtout pris dans des écrans verts à tenter de satisfaire le marché des jeunes chinois en quête d’éblouissement. Du coté du divertissement, c’est plutôt des organisations comme la FIFA et les Jeux Olympiques qui ont un tel rapport destructeur et indifférent envers les populations locales de différents pays en développement.

Une lecture néocolonialiste nous oblige à considérer le point de vue des populations locales, voyant des hommes représentant l’impérialisme Occidental se servant d’elles comme des pions interchangeables dans un tableau qui leur appartient, et que les envahisseurs ponctuels viennent modifier sans préavis.

Adopter des lunettes éthiques particulières, c’est détecter rétroactivement des injustices ou des discriminations de longue date qu’on ne voyait pas avant. Difficile d’autant rire du fait que Jim Carrey passe plusieurs minutes dans Ace Ventura à se rincer rigoureusement la bouche après avoir embrassé une femme qui était, en fait, un homme. Ou bien de trouver ça drôle quand toute l’unité de police vomit en unisson lorsqu’ils apprennent que la lady has a cock. De la même manière, je ne peux plus vraiment ne pas remarquer l’instrumentalisation d’animaux pour notre pur divertissement. Ça rend la nostalgie envers Jackass plus difficile; trop souvent, le gag a reposé sur l’instrumentalisation violente d’animaux. Et, même dans Burden of Dreams et Apocalypse Now, on voit toutes sortes d’animaux égorgés, emprisonnés, malmenés. D’une violence inouïe. Inaperçue.

je ne peux plus vraiment ne pas remarquer l’instrumentalisation d’animaux pour notre pur divertissement. Ça rend la nostalgie envers Jackass plus difficile; trop souvent, le gag a reposé sur l’instrumentalisation violente d’animaux.

Dans le fond, si nos lectures du passé sont si différentes, presque irréconciliables, c’est que notre perception du présent est sujet à la même dynamique. Nous vivons dans des mondes parallèles, où l’acceptable et l’inacceptable renvoient à des situations complètement différentes dépendant de l’éducation et de l’endoctrinement, et où certains vivent dans le confort absolu alors que d’autres peinent à échapper des misères abjectes et systématisées.

Il est fort possible que je sois mélodramatique. Times have changed. Transfert de pouvoir, paradigmes collectifs modifiés. Le compte-rendu terrifiant de Maria Schneider sur le plateau d’Un dernier tango à Paris évoque le viol réel orchestré par le réalisateur Bernardo Bertolucci et Marlon Brando. Bien qu’on ne puisse pas crier victoire en matière de réduction du sexisme à Hollywood, on peut supposer que le method acting ne génèrera plus de telles atrocités. (Aujourd’hui, Angelina Jolie subit les contre-coups d’un tournage peu éthique sur l’un de ses films.)

Il est fort à parier que la majorité des plateaux de tournages officiels ne permettraient jamais officiellement des comportements comme ceux de Herzog, Coppola et Bertolucci (sans parler de Woody Allen et Roman Polanski), comme ils permettent rarement de tels génies créatifs de se déployer librement.

…happily ever after?

Peut-être qu’on évolue. Je suis rivé à mon écran de téléphone en attendant mon frère, suivant les mélodrames au compte-goutte, anticipant une catastrophe innommable. Souvent, quand je réfléchis aux crises d’angoisses passées, je réalise que les montagnes ponctuelles ne représentent désormais que de vagues bosses. Entre l’expérience et le souvenir, il y a peut-être une réalité pragmatique et statistique que je ne peux pas identifier.

Au terrain de soccer, une amie et moi sommes rivés vers des chiens en pleine course, libérés temporairement dans ce terrain immense, qu’ils traversent avec une étonnante rapidité. La propriétaire nous apprend qu’en persan, leurs noms veulent dire « Qui a des beaux cheveux » et «L’Iranien». Père et fille. Arrivée quand la petite avait seulement quelques mois, il y a trois ans.

À grande échelle, Stephen Pinker considère qu’on est dans un monde de moins en moins violent, et il le prouve avec une quantité impressionnante de data et de données probantes.

Ils courent, ils quittent, elles nous saluent.

On a peut-être trop le nez dans la merde pour se rendre compte que le champ n’est pas complètement dévasté.

Parce qu’il l’a déjà été. The smell of napalm in the morning.