«Le plus gros défi, c’est l’argent», indique Émily Kosgei. Cette athlète de 24 ans court les distances de 10 km et des demi-marathons. Elle habite depuis 2016 dans un camp de la ville de Kapsabet, dans l’ouest du Kenya. Malgré qu’elle soit issue d’une famille modeste, ses parents ont accepté de l’aider financièrement pendant quatre ans pour qu’elle puisse consacrer sa vie à la course. Le même modus operandi s’applique à la plupart des athlètes qui partagent le quotidien avec elle au camp. «Les parents font de leur mieux pour aider leur enfant, mais parfois ce n’est pas suffisant», dit-elle.
Un camp, c’est un endroit où un groupe de coureurs vivent et s’entraînent ensemble. Dans celui où vit Émily, ils sont une vingtaine à vivre au même endroit, un terrain où sont rassemblées quelques petites maisons, et une trentaine d’autres se joignent à eux pour les entraînements. Ce qui est particulier de son camp cependant, c’est qu’elle n’a pas à payer son entraîneur. «Tous les athlètes peuvent vivre ici s’ils paient leur loyer et leur nourriture, et qu’ils cuisinent», explique Christopher Tenaï, celui qui a fondé le camp, il y a deux ans. Il offre ses services d’entraîneur gratuitement, mais demande, cependant un pourcentage aux coureurs qui réussissent à gagner de l’argent lors de courses.
La chambre la moins chère du camp se loue 1000 shillings kenyans (KES), ce qui équivaut à environ 12 dollars canadiens par mois. La plus chère, louée à 4000 (KES), coûtera donc près de 50 dollars canadiens. La discipline et le travail. C’est le seul autre critère qu’exige Christopher Tenaï. «Un jour, je rêve de pouvoir offrir aux athlètes de la nourriture et engager quelqu’un qui pourrait cuisiner pour eux, afin qu’ils se concentrent seulement sur la course, comme c’est le cas dans d’autres camps», confie l’entraîneur du camp.
La femme de Christopher, Eddah Kepkosgei, a remporté des marathons au Kenya et en Angleterre. Ses victoires lui permettent de gagner sa vie, de payer son mari et de partager avec les autres athlètes du camp. «Je n’avais rien. Quand je suis arrivé au camp, Eddah a payé mon loyer, elle m’a fourni de la nourriture et elle aide certains d’entre nous, parfois avec les frais médicaux», a raconté l’un des coureurs du camp.
Des Canadiens solidaires
Des coureurs canadiens qui se sont liés d’amitié et d’amour pour le Kenya ont décidé de développer des projets pour supporter des coureurs du pays. C’est le cas de John Carson, le directeur de programme de l’organisme canadien Run for Life. Il a bâti le Rift Valley Resource Center, en périphérie de la petite ville kényane de Mosoriot. Ce camp a été créé à la fois pour loger des coureurs kenyans, des athlètes de l’extérieur, qui souhaitent s’entraîner au Kenya, ainsi que des voyageurs et des bénévoles. «Nous fournissons l’hébergement, la nourriture et un entraîneur aux coureurs et coureuses qui atteignent les standards de vitesse suffisant pour la NCAA, l’association sportive des meilleurs athlètes universitaires aux États-Unis, explique John Carson. Nous engageons donc un tuteur pour les préparer à faire une demande d’admission dans une université américaine».
Éventuellement, des partenariats avec des universités canadiennes seront aussi développés. Pour le moment, Run for Life a choisi de faciliter l’admission des coureurs aux universités américaines, puisqu’elles octroient des bourses sportives payant pratiquement tous les frais de scolarité de leurs athlètes sélectionnés.
Emmanuel Boisvert et Yves Sikubwabo, deux coureurs du club Rouge et Or de l’Université Laval, ont aussi eu un coup de cœur pour les gens du pays. Ils dirigent la fondation Running changed my life pour aider des coureurs dans le besoin. Parmi leurs projets, ils envisagent s’associer avec un ancien coureur kenyan, acheter un terrain et y construire de petites maisons qui serviraient à des jeunes athlètes après l’école secondaire. Ils pourraient s’y loger, s’entraîner et aussi étudier, dans le but de développer une carrière parallèle à la course.
Un missionnaire qui a changé la course au Kenya
L’une des plus grandes icônes de la course à pied au Kenya est celui que l’on surnomme «Brother Colm». Frère Colm O’Connell est un missionnaire irlandais qui a mis les pieds à Iten, au Kenya, pour la première fois en 1976. Comme enseignant, il pensait y rester trois mois et il y est encore aujourd’hui. On le surnomme «The Godfather of Kenyan running», soit le parrain de la course au Kenya. Sans aucune expérience d’entraîneur à l’époque, il a monté, avec les Kenyans, un programme d’entraînement à l’école secondaire pour garçons, St-Patrick, dans la Mecque des coureurs, Iten . Depuis, Brother Colm ne compte plus les athlètes qu’il a entraînés. Il estime rapidement plus d’un millier, dont 400 ou 500 qui se sont rendus sur la scène internationale.
Cependant, pour lui, sa plus grande réussite est d’avoir formé de meilleurs êtres humains. «Dans mon programme, je dois considérer l’athlétisme dans un sens plus large, explique-t-il. C’est relié à l’éducation, à une carrière et à la santé. On y apprend la discipline, la concentration, le travail, l’approche de la vie». Le Frère Colm O’Connell est aussi l’une des figures prédominantes qui a permis aux femmes d’accéder à la course, alors que de nombreux tabous décourageaient cette pratique.
Émancipation des coureuses
«Courir est mon travail», dit Eddah. Pourtant, partager le fruit de ses victoires avec sa communauté fait partie de ses rêves. «Un jour, j’aimerais fonder un camp seulement pour femmes», lance-t-elle, lorsqu’on lui demande ce qu’elle espère le plus dans sa carrière. Sa coéquipière, Émily Kosgei, évoque la même idée. «Les femmes athlètes se font souvent surprendre par une grossesse indésirée. Une fois que le bébé est né, il n’y a pas assez d’argent pour elles et leur bébé, donc elles doivent sacrifier leur talent pour s’occuper des enfants. Après ça, il est trop tard. Elles ne peuvent plus courir», explique-t-elle. Un camp pour femmes, tel qu’elle l’imagine, serait donc organisé pour que les enfants puissent être pris en charge le temps que les mamans se consacrent à leurs entraînements.
Émily remarque également que la vie de couple est pratiquement impossible pour les coureuses, à moins que leur conjoint soit aussi dans le milieu de la course. Les couples d’athlètes se partagent d’ailleurs beaucoup plus les tâches que les couples kényans en général. «Si tu n’as pas un mari coureur, il ne peut pas vraiment comprendre ce qu’implique l’athlétisme. Mon mari s’entraîne et habite avec moi ici au camp et il cuisine et lave ses vêtements. C’est 50/50», affirme-t-elle.