Le 22 août 2016 vers 14h, Justine Charland St-Amour rentrait chez elle à bicyclette. Son syndicat était en grève et elle avait passé la journée à brandir une pancarte avec ses collègues. Elle roulait vers le nord sur la rue d’Iberville quand un feu rouge l’oblige à s’arrêter à l’intersection du boulevard Rosemont. Sur sa gauche, un camionneur vient s’immobiliser. Le feu tourne au vert, le camionneur entame un virage à droite, happant Justine au passage. Elle tombe au sol, pour ne jamais se relever.

Justine est l’une des deux cyclistes ayant perdus la vie après avoir été frappés par un conducteur de poids lourd à Montréal en 2016. La même année, quatre piétons sont décédés de la même façon. Ces décès viennent tristement illustrer une statistique déjà connue: alors que seulement 4% de tous les véhicules motorisés circulant sur les routes du Québec sont des camions, ceux-ci sont impliqués dans 22% des décès.

alors que seulement 4% de tous les véhicules motorisés circulant sur les routes du Québec sont des camions, ceux-ci sont impliqués dans 22% des décès

Le rapport produit par le bureau du coroner suite au décès de Justine est clair: ni la vitesse, ni la météo ne sont en cause. La cycliste obéissait à la loi. La cause du décès est simple: «le conducteur a déclaré ne jamais avoir vu la cycliste». Les coupables? Les angles morts.

Angles mortels

Juchés dans leur cabine, les conducteurs de camions ont une vision réduite de la route qui les entoure. «En général, plus un véhicule est haut et long, plus les angles morts sont grands», confirme le site de la Société d’assurance automobile du Québec (SAAQ). Leur format éléphantesque explique la quantité d’angles morts que l’on retrouve autour d’un dix-roues.

Mais ces angles morts sont évitables, argue une équipe de l’école de design de l’université de Loughborough au Royaume-Uni qui a conduit en 2014 une étude sur la conception des poids lourds. Alors que la SAAQ axe ses interventions sur la prévention auprès des usagers vulnérables, les chercheurs à l’origine de l’étude proposent une solution plus systémique. Un design de cabine conçu pour permettre au conducteur un regard direct tout autour de lui, réduisant les angles morts qui entourent l’habitacle avant du camion. Selon l’étude, le camion idéal aurait un nez plat, un tableau de bord minimaliste, des portières entièrement vitrées et un pare-brise qui s’étend vers le bas.

Un design de cabine conçu pour permettre au conducteur un regard direct tout autour de lui, réduisant les angles morts qui entourent l’habitacle avant du camion.

Suite à la publication de cette étude, la ville de Londres a annoncé qu’elle mettrait en place un système de classification des poids lourd, de zéro à cinq étoiles, où zéro détermine le nombre maximum d’angles morts.D’ici 2020, les poids lourds coté à zéro étoile, ceux qui ont le plus d’angles morts, seront bannis des rues de la ville. En 2024, seuls les camions avec une cote supérieure à trois étoiles auront le droit de circuler.

Au Canada, les normes de construction n’incluent aucun contrôle des angles morts pour les poids lourds. En fait, selon la SAAQ, ces mêmes normes sont plus sévères pour les véhicules d’usage personnel, tels que les voitures ou les véhicules utilitaire sport, que pour les camions ou les autobus.

Au Canada, les normes de construction n’incluent aucun contrôle des angles morts pour les poids lourds.

Dans les jupes

La réduction des angles morts est une façon reconnue pour réduire les collisions, mais que faire lorsqu’elles surviennent malgré tout? Une étude de cas du réseau Vision Zéro s’est interrogée sur le problème posé par la cohabitation d’usagers vulnérables avec des véhicules larges. L’étude conclut que pour prévenir les décès après collision, la solution la plus simple est d’équiper tous les véhicules lourds de barres latérales, de jupettes.

L’étude conclut que pour prévenir les décès après collision, la solution la plus simple est d’équiper tous les véhicules lourds de barres latérales, de jupettes.

Lors de collisions entre un camion et un usager vulnérable, ce dernier sera souvent projeté au sol dans l’espace entre les deux essieux. Ce qui ne serait peut-être qu’une simple blessure causée par l’impact devient beaucoup plus grave lorsque la victime est heurtée par la deuxième série de roues. Les barres latérales que préconise cette étude remplissent l’espace vide entre les roues avant et arrière du véhicule empêchant du même coup qu’une collision devienne fatale.

La problématique, bien connue, a incité la Ville de Montréal à annoncer qu’elle ajouterait des barres latérales sur tous ses véhicules. L’étape suivante, selon l’étude de cas, serait d’exiger la même chose de toutes les entreprises avec laquelle la Ville fait affaire. L’opposition officielle a demandé à plusieurs reprises au maire d’ajouter l’exigence des barres latérales à ses appels d’offres, mais a reçu chaque fois une fin de non-recevoir.

Construire la sécurité

Le 14 juillet dernier, Meryem Anoun, une femme de 41 ans et mère de trois enfants, a connu un sort similaire à celui de Justine Charland St-Amour. Arrêtée à un feu rouge à droite d’un camion-benne, elle n’a pas pu réagir à temps lorsque le chauffeur a entamé un virage à droite devant elle. Une fois de plus, le conducteur a déclaré n’avoir jamais vu la victime.

Au printemps dernier, la Commission sur le transport et les travaux publics de la Ville de Montréal a tenu une consultation publique au sujet de la cohabitation des véhicules lourds avec les piétons et cyclistes. Le rapport produit par la commission invite la Ville à adopter rapidement des mesures qui permettront de protéger les plus vulnérables: « [ces mesures] impliquent un audacieux changement de paradigme, privilégiant désormais la sécurité de tous les usagers de la route dans leurs déplacements, et non la fluidité des véhicules motorisés. » Reste à voir ce que la Ville décidera d’en faire.