Or, ce discours – résultat de nombreuses tentatives ,au cours des 30 dernières années, pour donner à l’entrepreneur une identité positive – est imbibé d’une importante faiblesse intellectuelle (voire d’un mépris vis-à-vis les intellectuels) et est l’expression d’un néolibéralisme exacerbé.
En premier lieu, les porte-étendards de l’entrepreneuriat font preuve d’un fort sentiment anti-universitaire, voire un rejet complet de l’éducation. Cette dernière sert de police d’assurance, au cas où l’idée de l’entrepreneur échouerait. L’école n’est qu’une antichambre, une salle d’attente pour l’entrepreneur, et le plus vite il y échappe, plus longue sera son avance sur ses compétiteurs. Son autre fonction est de fournir une main d’œuvre et de réels spécialistes au service de l’entrepreneur. En effet, les connaissances sont peu nécessaires pour celui-ci: dans le discours entrepreneurial, on monopolise l’idéation, aux dépens de la réflexion, par une conception simpliste et monochrome de la création.
Récemment, le Canadian Entrepreneurship Initiative se désolait que seulement de 40% (!) des Canadiens veuillent démarrer leur propre entreprise. Le hic, c’est que dans ce modèle entrepreneurial que l’on veut tant diffuser, tous les risques reposent sur l’individu. Cette culture avance la nécessité du risque individuel pour la création de profits.
Le rêve américain
Le mode de vie décrit par Richard Branson (Virgin) ou Michele Romanow (SnapSaves) est l’incarnation du rêve américain: on travaille fort et on en récolte nécessairement les fruits. Toutefois, on va plus loin. Le discours entrepreneurial glorifie l’individu démarrant son entreprise en empruntant le romantisme bohème de l’artiste, puis le glamour de la rock star pour décrire ce «mode de vie».
Ce n’est pas assez. Pour rendre la chose encore plus attrayante, on crée des symboles, on recherche des héros plus grands que nature, dépassant la marque qu’ils ont créée. Ce culte de la personnalité, cette recherche iconographique, est pleinement assumé. Toutefois, il s’agit d’une manœuvre idéologique, sachant que la conception de l’entrepreneur comme une «personne exceptionnelle» (unique special person) est remise en doute dans le champ même des études sur l’entrepreneuriat (Gartner, 1988). Malgré tout, on crée une trame narrative des entrepreneurs célèbres, afin de mettre au monde une figure provoquant l’admiration.
Le Canadian Entrepreneurship Initiative montrait son mécontentement face aux connaissances limitées des Canadiens vis-à-vis les entrepreneurs contemporains. On aurait préféré entendre parler des créateurs de Shopify ou d’eBay plutôt que de Bell et Bombardier. Les «héros», ces «dragons» millionnaires et milliardaires, sont des individus ayant réussi, mais qui ont pour habitude d’encourager l’échec de ceux qui aspirent à être comme eux. Il s’agirait d’une étape nécessaire dans la marche vers la gloire. Toutefois, à l’heure où les gouvernements s’engagent dans les politiques d’austérité, certains pourraient voir dans cette apologie de l’échec une déresponsabilisation des institutions, mettant sur les épaules de la figure de l’entrepreneur les failles de son propre système.
Maintenant, tout ce qui nous entoure semble être transformé suivant le modèle entrepreneurial. Les employés n’ont plus à être attachés à une entreprise. L’entrepreneur lui-même est encouragé à garder une distance avec son entreprise, et non à s’y investir pleinement.
Le résultat est une décomposition de la solidarité du travail et une baisse de la syndicalisation, de la masse critique des syndicats et de leur pouvoir d’influence en général. Suivant le modèle amorcé par Thatcher-Reagan-Chirac, on déréglemente, sous prétexte de créer un climat plus attractif à l’innovation, et tout devient une question de compétition. L’idée que l’État puisse être le vecteur d’innovation (à travers des entreprises publiques) est rejetée, étant donné la foi complète au marché compétitif.
Or, ce modèle ruisselle sur toutes les catégories professionnelles. Les employés du 20e siècle sont maintenant des entrepreneurs, vendant leur potentiel à court terme, d’un contrat à un autre. L’artiste est de ceux qui se retrouvent coincés dans cette nouvelle logique, où la création se résume à des pitchs de vente. Ceux qui les encouragent ne sont plus des mécènes, mais bien des investisseurs. Dans la culture populaire, des films comme La La Land (2016), Don’t Think Twice (2016) et Frances Ha (2013) expriment le malaise générationnel autour de la pression sur les artistes de tout sacrifier sur les plans idéologique, émotionnel et créatif s’ils veulent du succès. Ceux qui rejettent le système sont dépeints comme une espèce de romantiques en voie de disparition.
L’entreprise politisée
Il est indéniable que les PME ont une fonction vitale de l’économie, comme vecteur de création d’emplois. Toutefois, la croissance de la petite entreprise ne nécessite pas ce discours malsain. Elle n’est pas le monopole de la droite politique ou du centrisme conciliant.
En effet, une proposition phare du parti de la gauche radicale grecque SYRIZA est d’aider financièrement les PME. Aux États-Unis, Bernie Sanders a fait campagne en promettant de soutenir les petites entreprises et l’entrepreneurship, par l’éducation et des régulations favorisant les PME vis-à-vis des larges corporations. Le développement économique ne devrait pas être la chasse gardée d’une option politique. Il peut se faire par des investissements dans les infrastructures et les services publics, et par un intérêt de l’État lui-même pour l’innovation, au lieu de laisser la responsabilité au secteur privé. La meilleure façon de résister au bulldozer discursif de la pensée entrepreneuriale est de répondre par des propositions intelligentes, bénéficiant à la collectivité, et nuançant le portrait de l’entrepreneur.