«Des excuses seraient les bienvenues… mais nous ne sommes pas assis à les attendre!» répond Cody Bugler, 21 ans, un jeune étudiant cri de l’Université de la Saskatchewan joint sur les réseaux sociaux pour commenter la nouvelle. Il s’empresse aussitôt d’ajouter : «Je précise que je réponds en tant que Cri, un Cri parmi tant d’autres… Et puisque je n’ai jamais vécu dans un pensionnat, je n’ai aucune autorité pour me prononcer sur l’expérience des survivant-e-s.»
Eugene Arcand, qui a passé 10 ans au pensionnat autochtone de St-Michael, éprouve pour sa part beaucoup d’amertume face aux tergiversations du Vatican : «On ne devrait pas à avoir à se mettre à genoux devant cette Église, en particulier pour obtenir un certain degré de dignité et de réparation pour la destruction de générations des premiers peuples de ce pays», a-t-il déclaré à la CBC, précisant qu’il ne parle qu’en son nom seul.
Ce commentaire rejoint tout de même la perception de Ghislain Picard, chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador : «Je suppose une réaction mitigée de la part des survivant-e-s. L’Église catholique s’est depuis longtemps isolée par rapport aux autres Églises pour présenter des excuses.»
Des excuses, il faut dire qu’il y en a eu plusieurs de faites depuis le dévoilement de ce «génocide culturel» imposé à plus de 150 000 enfants arraché-es à leur famille pour être envoyé-es dans des pensionnats autochtones entre les années 1820 et 1990. L’Église unie du Canada a reconnu ses torts en 1986; l’Église anglicane du Canada, en 1993. Le gouvernement Harper en 2008, Justin Trudeau en 2015.
Mais l’Église catholique, pourtant responsable d’environ 75 % des pensionnats, s’est pour le moment contentée d’excuses fragmentaires : les Oblats de Marie-Immaculée ont fait une déclaration forte dans les années 1990. Le pape Benoît XVI a exprimé des «regrets» au chef autochtone Phil Fontaine lors d’une audience privée en 2009. Mais aucune déclaration publique adressée directement aux survivant-e-s par le Saint-Père.
C’est ce qu’ont voulu corriger les commissaires de la CVR, par l’appel à l’action numéro 58 : «Nous demandons au pape de présenter, au nom de l’Église catholique romaine, des excuses aux survivant-e-s, à leurs familles ainsi qu’aux collectivités concernées pour les mauvais traitements sur les plans spirituel, culturel, émotionnel, physique et sexuel que les enfants des Premières Nations, des Inuits et des Métis ont subis dans les pensionnats dirigés par l’Église catholique.»
Pas de réconciliation sans excuses
«L’absence d’excuses de la part du pape, ce n’est pas du tout accepté des Autochtones, lance Jean-François Roussel, professeur de théologie à l’Université de Montréal et auteur du séminaire : Après les pensionnats, décoloniser les Églises et la théologie. Les Autochtones considèrent qu’il n’y a aucune réconciliation possible si la partie qui a lésé l’autre ne présente pas des excuses.»
Derrière cet énoncé se dessine un principe de justice remontant à une tradition autochtone ancestrale. Le documentaire L’Empreinte en fournit une bonne explication : «À l’époque, il n’y avait pas de prison, on était nomades…» lance Nicole O’Bomsawin. L’anthropologue abénakis explique que celui qui a causé du tort doit réparer sa faute selon les termes dictés par le clan qui a été lésé. Peuvent être demandés une restitution, des offrandes, des présents et bien sûr, des excuses.
Dans le cas des pensionnats, l’absence d’excuses est d’autant plus troublante que la majorité des Autochtones se déclarent encore aujourd’hui de confession chrétienne. Dans l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011, 64 % des Autochtones du Québec déclaraient appartenir à la religion catholique. «Se reconnaissent dans le catholicisme les Algonquin-e-s, les Innu-e-s (où la pratique est encore assez vivante), les Atikamekw, les Mi’kmaq et les Abénakis», précise Marie-Pierre Bousquet, directrice du programme en études autochtones à l’Université de Montréal.
«Pour avoir fait beaucoup de terrain, dit la directrice, je suis toujours surprise de voir des Amérindien-e-s tenir des discours très durs envers les missionnaires et envers l’Église catholique, mais se précipiter à Rome pour la canonisation de Kateri Tekakwitha, une sainte autochtone de l’État de New York. D’autres, qui ne semblent pas tenir l’Église catholique en haute estime, s’y marier et y faire baptiser leurs enfants.»
Ce n’est pas le cas de tous, évidemment. «La nouvelle génération a davantage tendance à se tourner vers les spiritualités autochtones», observe Jean-François Roussel. Cody Bugler en est le parfait exemple, ne se trouvant aucune affinité avec l’Église catholique : «Le fait que le christianisme nous a été imposé à travers les pensionnats autochtones crée un malaise parmi les gens de ma génération, dit-il. Nous allons toujours trouver plus de satisfaction et de fierté à pratiquer notre propre spiritualité, plutôt qu’une qui nous a été imposée.»
L’étudiant cri pense tout de même que des excuses sont de mises, peu importe ses vues sur la question. «Ce sera aux survivant-e-s de décider s’ils acceptent ces excuses», précise-t-il.
Le chef Ghislain Picard croit lui aussi que des excuses sont nécessaires, même si elles se font encore attendre : «C’est important dans la mesure où ça va permettre aux survivant-e-s de clore le cercle de guérison et d’amener une finalité à ces évènements-là».
Le colonialisme en cause
«Même si des excuses du pape sont les bienvenues, poursuit Cody Bugler, je crois que les enjeux les plus importants à aborder en ce moment sont les impacts du colonialisme, l’oppression historique que l’on a subie à travers la Loi sur les Indiens, la revitalisation de nos langues, les conditions de vie et de logement pitoyables, et travailler à réduire le nombre d’avis d’ébullition de l’eau pour les Premières Nations au Canada…»
Alors que le jeune cri semble mettre l’enjeu des excuses papales et celui de la condition actuelle des peuples autochtones en opposition, Jean-François Roussel les voit pour sa part indissociables : «Le dossier des pensionnats… c’est un dossier qui dépasse les pensionnats. C’est un dossier qui nous renvoie à l’ensemble du traitement colonial que les Autochtones subissent depuis des siècles. Le grand piège dans cette histoire-là, c’est de ramener la question des pensionnats à un fait divers, un crime comme il a pu s’en commettre ailleurs, sans voir que cette histoire est le reflet de l’ensemble d’un colonialisme encore présent aujourd’hui.»
Comment se défait-on de quatre cents ans de colonialisme? Vaste chantier, concède le professeur. «L’Église catholique doit se faire la défenderesse des croyances et des spiritualités autochtones», affirme-t-il. Cody Bugler abonde dans le même sens : si le pape vient au Canada, son souhait le plus cher est qu’il accompagne ses excuses d’une dénonciation de l’idée construite «que les spiritualités autochtones seraient inférieures au christianisme».
Une autre avenue pour rompre avec le colonialisme de l’Église et aussi de l’État, c’est de traiter sans intermédiaire avec les instances concernées. C’est dans cet esprit que la délégation autochtone The long March to Rome s’est rendue au Vatican au lendemain de la CVR, en mai 2016.
Plutôt que de soulever l’enjeu des excuses, la délégation a demandé au Saint-Père de révoquer officiellement les bulles pontificales qui ont servi de caution morale et juridique pour coloniser l’Amérique; aussi appelés «doctrine de la découverte». Ces décrets accordaient aux colons catholiques le droit de se déclarer propriétaires d’une terre qu’ils-elles «découvraient». Même si la délégation n’a pas obtenu gain de cause (le Vatican considère qu’il n’y a pas lieu de révoquer ces bulles puisqu’elles ne sont plus en vigueur dans l’Église) la rencontre diplomatique s’est déroulée sans tiers parti, une victoire en soi.
L’aura du pape
Il y a les institutions, puis il y a les personnes. À cet égard, un dernier élément à mettre dans la balance pour évaluer l’importance des excuses papales, c’est Jorge Mario Bergoglio en personne, plus connu sous le nom de François. Ce pape qui ne fait rien comme les autres bénéficie d’une aura et d’une autorité morale qui ne laisse aucun-e-s chef-e-s autochtones indifférent-e-s.
«Le pape François a beaucoup d’influence sur la pensée mondiale et c’est un pape vraiment populaire, a déclaré à la CBC Perry Bellegarde, le chef national de l’Assemblée des Premières Nations. C’est un individu très influent et le voir venir [au Canada] serait un pas en avant incroyable sur le chemin de la réconciliation.»
«On sait que c’est un pape qui est très humaniste, ajoute Ghislain Picard. Il insiste beaucoup sur la question des droits humains, le développement durable, la paix mondiale, et ce sont des questions qui sont au cœur des préoccupations des Premières Nations. Évidemment, s’il vient au Canada, on aimerait l’entendre parler des enjeux sociaux, en insistant sur les écarts importants au niveau social et économique entre les peuples autochtones et la société canadienne.»