Ah, l’histoire! Quelle est grande, passionnante et…utile. Utile aux politicien.ne.s et aux sbires de l’État. Utile aux conservateurs d’identités figées. Utile, en résumé, à ceux et celles qui fabriquent notre mémoire de manière à justifier les institutions du présent.

Le 375ème anniversaire de Montréal offre une nouvelle occasion d’aménager encore un peu le récit historique. Comme à l’habitude, deux visions s’obstinent. L’une est canadienne, l’autre est québécoise; mais toutes deux sont indéniablement nationalistes.

Le rouge

Il suffit de consulter le site officiel des festivités pour saisir quelle est la lecture mise de l’avant par les nationalistes canadiens. C’est visiblement sans gêne que la société du 375ème affirme que l’un des objectifs des festivités est de «générer des retombées socio-économiques et touristiques positives». L’histoire est le carburant de la frénésie patriotique et guerrière, on le sait depuis longtemps. Mais elle est également convertible, comme tant de choses, en argent. Une manière honorable, apparemment, de tirer encore un peu plus profit du travail de nos ancêtres. «Ceux qui règnent à un moment donné sont les héritiers de tous les vainqueurs du passé», disait le philosophe Walter Benjamin. Les morts, décidément, ne connaîtront jamais le repos…

La composition du conseil d’administration de la société ne laisse pareillement aucun doute. Nombre de ses membres sont bien connu.e.s pour leur position fédéraliste: France Chrétien Desmarais, Gilbert Rozon, Andrew Molson… Le récit historique avancé mise donc sur la diversité et l’aspect «multiculturel» de Montréal. Les Autochtones, les Italien.ne.s, les Juifs et Juives, les Arabes, les Grec.que.s et les Irlandais.es sont donc – et heureusement – de la fête. En apparences généreuse, puisqu’elle inclut «tout le monde», cette lecture est néanmoins profondément biaisée. Les nationalistes canadien.ne.s aiment voir leur pays comme étant celui des métissages [1] . Cela n’est pas faux, dans la mesure, bien entendu, où l’on oublie que ces «échanges» ont, jadis, été condamnés par les autorités aujourd’hui célébrées. Le récit est ainsi aplani de manière à englober à la fois les métissages et la répression des autorités envers ces derniers.

Il s’agit d’un processus particulièrement violent où ce qui reste de la civilisation anéantie est recyclé afin d’en faire de la chaire à patriotisme.

Ce récit est insensé. Il tente de rendre hommage à la fois au passé autochtone et colonial. Du point de vue des Agniers, des Wendats et des Anishnabes, l’arrivée des Européen.ne.s en Amérique marque pourtant le début d’une hécatombe. Tout récit historique niant cet élément fondamental est par conséquent radicalement incomplet. Par un étrange renversement, les nationalistes canadien.ne.s réussissent néanmoins – quoique toujours maladroitement – à faire de cette catastrophe un objet de fierté. Il s’agit d’un processus particulièrement violent où ce qui reste de la civilisation anéantie est recyclé afin d’en faire de la chaire à patriotisme. Cette vision de l’histoire agit comme un trou noir aspirant tout sur son passage. Au final, cette lecture nationaliste en vient à gober tout et son contraire: l’immigration et le racisme des autorités; les Métis et la Gendarmerie royale ayant pour objectif de les anéantir; les lois anti-francophones et les luttes pour la sauvegarde du français; les Rebelles de 1837 et la répression sanglante qui la suit; les immigrant.e.s et l’antisémitisme; Pierre Elliott Trudeau et Michel Chartrand; etc.

Le bleu

Cette lecture dérange évidemment les nationalistes québécois.es. En tête de liste, celui dont les propos ballonnants résonnent désormais outre-mer, Mathieu Bock-Côté [2]. Tel que prévu, ce dernier affirme que les festivités du 375e incarnent une «fraude historique».

Aux yeux de Bock-Côté, l’anniversaire de Montréal serait l’objet d’«immenses manipulations idéologiques» venant faire des Québécois.es des immigrant.e.s «parmi d’autres». La recette du chanoine est connue. Écrite il y a déjà fort longtemps, on en connaît le refrain. Contrairement à leurs homologues canadien.ne.s, les nationalistes conservateurs refusent d’admettre que la nation québécoise dont ils et elles font la promotion est le résultat d’un long métissage historique. Ils nient ce prétendu «multiculturalisme» pour mettre de l’avant le récit homogène et fantasmé d’une nation qui l’est tout autant. Pour le dire à partir des anachronismes nationalistes, la «nation» québécoise n’en était pas une à sa naissance. Même nos glorieuses «racines françaises» possédaient plusieurs souches : bretonnes, normandes, lyonnaises, picardes… Autant de peuples se considérant «étrangers» entre eux, voire de villages en villages. Sans oublier les «autres», qui sont arrivé.e.s au même moment: Italien.ne.s, Irlandais.es, Écossais.es…

Le métissage honnis par ces nationalistes est, malheureusement pour eux et elles, bien réel. Tous les commentateurs de l’époque se plaignent de l’ «ensauvagement» des colons. Ces derniers s’évadent vers la vaste zone de liberté autochtone. Chaque année, ils sont des dizaines à fuir l’autoritarisme de l’Église, de l’État et de l’armée. Suite à la déportation des Acadien.ne.s (1755), près de 2000 colons persécutés trouvent refuge à Ristigouche, en Gaspésie, au sein des villages Micmacs. Ils et elles vivront côte à côte de nombreuses années. Quelques années avant la Conquête, près de 10 000 métis vivent aux bords des Grands-Lacs, à cheval entre les traditions européennes et indigènes, des croyances hybrides et de nouvelles formes sociales et politiques. Ce métissage donnera bientôt naissance à un nouveau peuple, les Métis. Sans oublier le Middle ground (1650-1815), terre d’échanges politiques et culturels défendue par les guerriers réunis autour de Pontiac. Malgré l’absence d’aide de la sacro-sainte mère patrie, ceux-là ont pratiquement sauvé la Nouvelle-France de la domination anglaise.

À l’inverse des «multiculturalistes», les nationalistes conservateurs peuvent toutefois se réjouir : les institutions qu’ils et elles chérissent ont condamné et combattu ces métissages.

Ni, ni

Rouge ou bleu, peu importe. Cette instrumentalisation est malheureuse. Elle nous informe plus sur les valeurs de ceux et celles qui les émettent que sur l’expérience historique de nos ancêtres. Il y a quelque chose d’irréductible dans l’histoire, une altérité radicale comme le disait l’historien Jean-Marie Fecteau. Le passé ne se laisse pas si facilement capter par un présent en quête de légitimité. Il n’est pas le prélude obligatoire à «ce que nous sommes» devenus, il témoigne aussi de «ce que nous aurions pu devenir» et qui a été nié par l’État, la nation et le capitalisme. L’image du peuple en croissance, comme si «nous» étions un individu traversant les siècles au pas cadencé par les grands événements historiques, n’est rien d’autre qu’une croyance parmi d’autres. Elle n’a rien d’historique. Elle est profondément idéologique, voire théologique.

Le passé ne se laisse pas si facilement capter par un présent en quête de légitimité. Il n’est pas le prélude obligatoire à «ce que nous sommes» devenus, il témoigne aussi de «ce que nous aurions pu devenir» et qui a été nié par l’État, la nation et le capitalisme.

Le passé est beaucoup plus riche que les faiseurs d’opinion ne le voudraient. Ceux-là pigent, dans le presque infini buffet historique, les faits qui font bien leur affaire. Le passé et l’expérience réelle des gens qui l’ont vécu ne devraient pas être enfermés dans le présent, peu importe la conception que l’on s’en fait. Les anciens ne nous doivent rien. Et ils méritent mieux que d’être réifiés dans un récit asservi aux idéologues patentés du statu quo.

[1] Pour un exemple de cette lecture particulièrement pénible à lire : John Saul, Mon pays métis : quelques vérités sur le Canada, Montréal, Boréal, 2008.

[2] Remarquons que Bock-Côté aurait pu être ici remplacé par Denise Bombardier ou Joseph Facal, qui ont dit sensiblement la même chose.