Bien sûr que vous avez le bien-être des enfants à cœur! Vous avez peut-être vous-mêmes des enfants. Vous êtes oncle ou tante. Vous jouez aux parrains et marraines bienveillant.e.s avec les enfants de vos ami.e.s. Vous souhaitez une éducation de meilleure qualité, plus de parcs, une démultiplication des initiatives pédagogiques, comme vous souhaitez d’ailleurs un Québec plus vert, moins raciste, plus juste. Vous êtes bien d’accord quand on affirme que les enfants, c’est la richesse d’une société. Et le Québec, comme le disait le rapport marquant de 1991 présidé par Camil Bouchard, est fou de ses enfants, non?

Puis, un bon mardi matin du mois de mai, en sirotant votre café, vous passez vite sur les grands titres : augmentation majeure de la maltraitance chez les enfants, selon une nouvelle étude. Hausse de 27% des signalements fondés chez les 0-5 ans dans les dix dernières années.

Un pincement au cœur. Un autre symptôme de ce qui va mal dans la société. Un moment d’incompréhension aussi peut-être : comment se fait-il qu’il y ait autant de personnes différentes de moi, moi qui reconnaît tellement l’importance de prendre soin des enfants? Peut-être un peu d’indignation : certains parents ont besoin de se faire ramener à l’ordre, c’est inacceptable. Puis, départ pour le boulot, les activités quotidiennes, d’autres préoccupations prennent le dessus. J’aurais certainement réagi de la même manière il y a deux ans.

Le refus de voir ce qui heurte

Depuis, toutefois, j’ai commencé à travailler comme avocate pour la protection de la jeunesse. La réaction la plus fréquente que j’obtiens lorsque je me présente à une nouvelle personne en mentionnant mon travail, c’est un certain mouvement de recul: «Je sais pas comment tu fais. Je ne pourrais pas faire ça.» C’est vrai, c’est dur de regarder la souffrance d’enfants en face. Mais il faut bien le faire. Et, ce qui est tout aussi difficile, c’est d’apprendre à se centrer réellement sur l’intérêt d’un enfant.

C’est vrai, c’est dur de regarder la souffrance d’enfants en face. Mais il faut bien le faire.

Ces histoires vagues de maltraitance sont devenues pour moi des cas concrets, avec des noms, des faits. Avant, je m’imaginais que la fréquence des situations choquantes et troublantes était similaire à celle des faits divers rapportés dans les médias – une fois de temps en temps, de façon isolée. Mais en fait, seulement en travaillant dans une seule des dix-sept régions administratives du Québec, je vois quotidiennement passer une quantité effroyable d’histoires à déchirer le cœur.

Je ne suis donc pas surprise de cette nouvelle étude. Mais j’ai toutefois le cœur fendu à l’idée que, la semaine prochaine, elle tombera dans l’oubli. Et lorsque viendra le temps de débattre d’enjeux de société aux prochaines élections, ce sera le moindre des soucis des acteurs politiques.

Ce n’est pas pour rien que la protection de la jeunesse n’est pas un créneau populaire d’activisme social et politique: c’est un sujet qui nous confronte à nos blessures les plus intimes tout en nous obligeant à nous centrer sur les besoins de l’autre. C’est un défi considérable de concilier la nécessité de protéger ces enfants et notre indignation spontanée à l’idée que l’on puisse s’immiscer dans la relation si première, intime et puissante entre un parent et son enfant. Il n’y a qu’à voir les réactions publiques à la DPJ pour s’en convaincre: peu importe ce que la DPJ fait, ce sera toujours mal vu. Soit parce qu’elle n’en fait pas assez pour éviter que des drames se produisent. Soit parce qu’elle arrache des enfants à leur famille biologique.

L’investissement dans les services de protection de l’enfance : un enjeu pressant et nécessaire

Le problème, c’est qu’une DPJ mal-aimée, c’est une DPJ qui n’a pas de levier politique pour aller chercher les moyens de mieux faire les choses. Un des principes fondamentaux de la Loi sur la protection de la jeunesse est de tenter de garder les enfants dans leur milieu familial et de préserver leurs liens d’attachement significatifs. Or, cet objectif est subordonné, naturellement, à l’objectif de protection de la sécurité et du développement de l’enfant. Et les intervenants se butent constamment aux contraintes des budgets restreints qui leur sont accordés. Si l’on veut maximiser les maintiens en milieu familial sans mettre en péril la sécurité et le développement des enfants, il faut donner leur donner les moyens de mettre en place des services adéquats aux familles et de soutenir les ressources d’accueil.

Si l’on veut maximiser les maintiens en milieu familial sans mettre en péril la sécurité et le développement des enfants, il faut donner leur donner les moyens de mettre en place des services adéquats aux familles et de soutenir les ressources d’accueil.

Les enfants qui subissent de la négligence ou des mauvais traitements, qu’ils soient physiques ou psychologiques, sont plus nombreux qu’on le pense, tout simplement parce que les parents de ces enfants sont des êtres humains comme vous et moi, avec des carences affectives, des difficultés personnelles ou économiques. Il ne s’agit pas d’un enjeu marginal, mais bien d’un enjeu fondamental. Nous avons une responsabilité collective face aux êtres humains les plus vulnérables qu’il existe et cette responsabilité vient avec un devoir de compassion envers leurs parents.

Au-delà de la responsabilité morale, cependant, il s’agit aussi d’un investissement dans la pérennité de l’ensemble des services publics: investir dans des services à ces familles, c’est faire de la prévention qui coupera dans tous les autres postes de dépense de l’État, que ce soit en santé, en éducation ou en justice. Un enfant victime de négligence, c’est un enfant qui développe des retards d’apprentissage nécessitant des services et soins de santé intensifs pour pallier ses difficultés. Un enfant avec des troubles de comportement, c’est un enfant qui alourdit considérablement la charge de son enseignant et a des impacts sur la dynamique de classe. Un enfant avec des carences affectives, c’est un enfant plus susceptible de commettre des délits et de se retrouver dans le système de justice à l’âge adulte.

On ne peut tout simplement pas penser à un projet d’avenir pour le Québec sans tenir compte de la souffrance de ses enfants.