Les solidaires ont-ils raison de dire que Le Devoir a montré un biais défavorable à leur décision? Le Devoir peut-il se cacher derrière «les règles d’éthique et de rigueur journalistiques» pour expliquer sa couverture? Dressons un portrait de la situation pour y voir plus clair.

L’observation de la couverture de Québec solidaire faite par Le Devoir entre le 14 et le 28 mai, donc une semaine avant et une semaine après le congrès de QS, montre plusieurs choses.

L’observation de la couverture de Québec solidaire faite par Le Devoir entre le 14 et le 28 mai, donc une semaine avant et une semaine après le congrès de QS, montre plusieurs choses.

Les chiffres

D’abord, on constate une augmentation de la couverture médiatique de la formation politique, en ce qui a trait au nombre de textes publiés. Cette augmentation est plutôt constante sur la période de 14 jours, à raison d’une augmentation quotidienne moyenne de la couverture de 33 %.

Francis Therrien

Ensuite, en s’attardant plus précisément aux types de textes, au contenu de ces textes et au moment de publication, certaines tendances se dégagent. Pour arriver à mettre en lumière ces tendances, il aura fallu considérer seulement les articles publiés dans Le Devoir du 14 au 28 mai mentionnant «Québec solidaire» et qui contenait au moins une mention des alliances, puis lire chacun des articles afin de les classer en trois catégories : 1. Pour les alliances (avant le congrès) et/ou défavorables à la décision de QS (après le congrès); 2. Neutre; 3. Contre les alliances (avant le congrès) et/ou favorables à la décision de QS (après le congrès). Si un texte, peu importe son type, présentait exclusivement ou majoritairement le point de vue 1 ou 3, il était classé comme tel. S’il présentait les deux points de vue de manière approximativement égale, ou si l’enjeu des alliances n’était que mentionné sans argumentaire, il était classé comme neutre. Le ton ou tout autre élément lié plus directement au contenu n’était pas pris en compte.

Bien que cette méthodologie ne soit pas parfaite, les tendances évoquées précédemment sont plutôt intéressantes. On peut premièrement distinguer trois périodes dans la couverture du Devoir.

Bien que cette méthodologie ne soit pas parfaite, les tendances évoquées précédemment sont plutôt intéressantes. On peut premièrement distinguer trois périodes dans la couverture du Devoir.

La première, du 14 au 20 mai, soit du début de l’observation de la couverture jusqu’au moment où la décision de refuser les alliances a été prise, est majoritairement «neutre». C’est-à-dire que la grande majorité des textes publiés présentaient les différents courants de pensée sur les alliances chez QS, évoquaient les gains et les risques possibles pour le parti, etc. On compte seulement un texte présentant le point de vue opposé aux alliances; une lettre d’André Frappier, membre du Comité de coordination national de Québec solidaire – ou Politburo selon le chef du PQ. À l’opposé, deux articles factuels, l’un de Marco Bélair-Cirino et l’autre de Stéphane Baillargeon, n’évoquent que des arguments favorables aux alliances.

La deuxième période, du 21 au 24 mai, donc celle qui suit directement la décision du congrès de QS, se démarque par une présence de textes présentant très majoritairement les points de vue favorables aux alliances et/ou critiquant la décision de QS. En effet, plus de 80 % des textes allaient en ce sens. Il faut toutefois faire remarquer que pendant cette période, Le Devoir présente trois lettres des lecteurs qui se montraient critiques par rapport à la décision de QS, sur un total de 12 textes publiés sur le sujet. Un article factuel de Marco Bélair-Cirino présentait aussi majoritairement ce point de vue, tout comme l’éditorial de Robert Dutrisac. Le Devoir a aussi produit un encadré nommé «Faits saillants du congrès de Québec solidaire», dont les deux tiers traitent du rejet des alliances et des réactions du premier ministre, Philippe Couillard, et du chef du PQ, Jean-François Lisée. Cet encadré a aussi pu donner l’impression d’une couverture majoritairement critique parce qu’il était présent dans quatre articles différents, même des articles qui ont été catégorisés comme «neutres».

Quant à la troisième période, celle du 24 au 28 mai, on y constate un retournement assez important de la situation avec une couverture à 70 % opposé aux alliances et/ou favorables à la décision de QS. Le Devoir a entre autres publié une lettre de la présidente du parti, Nika Deslauriers, justifiant la décision du parti et une chronique de Michel David. Cette dernière pourrait sembler «opposée» à la décision de QS en raison de son ton. Elle présente toutefois majoritairement le point de vue des tenants du rejet de l’alliance et c’est ce qui était observé lors du classement.

Le fait que ce soit dans la dernière période observée que le balancier, en termes de couverture, revienne en faveur de la décision du congrès des solidaires a potentiellement été à la source des vives réactions de certain-es des militants et des militantes de QS sur les réseaux sociaux. En effet, des textes adoptant leur point de vue ont été publiés le samedi 27 mai dans les pages du Devoir, mais n’ont été mis en ligne que le lundi 29. Cela a donc pu créer une impression exagérée de couverture biaisée. La rédactrice en chef du Devoir, Luce Julien, répondait d’ailleurs le lendemain en mettant la faute sur l’algorithme de Facebook pour expliquer le mécontentement des lecteurs et lectrices. Si aucun des textes reprenant le point de vue des solidaires n’est en ligne, même l’algorithme du réseau social le plus populaire ne les inventera pas pour eux et elles.

Si aucun des textes reprenant le point de vue des solidaires n’est en ligne, même l’algorithme du réseau social le plus populaire ne les inventera pas pour eux et elles.

Francis Therrien

En ce qui a trait à l’autre élément qui ressort de cette observation de la couverture, il s’agit de la répartition des textes présentant l’un ou l’autre des points de vue en fonction du type de texte. Le classement par rapport au point de vue des textes est le même, mais il a été combiné avec une répartition des textes en fonction des genres journalistiques : 1. Factuel, pour les textes rédigés par des journalistes; 2. Éditorial/Chronique, pour les textes rédigés par l’éditorialiste ou des chroniqueurs, chroniqueuses; 3. Opinion, pour les textes rédigés par des lecteurs et des lectrices.

On constate ainsi que, sans regard au type de texte, la couverture est quasi équitable, avec une faible tendance en faveur des alliances et/ou en défaveur de la décision de QS. Par contre, la moitié des articles factuels montre exclusivement ou majoritairement le point de vue favorable aux alliances et/ou critiquant le rejet de celles-ci par QS contre moins de 10 % pour le point de vue opposé.

Francis Therrien

Qu’en conclure?

Bien qu’il puisse bien y avoir «une méconnaissance des genres journalistiques», comme l’affirme la rédactrice en chef, Luce Julien, le fait d’avoir des articles factuels qui présentent très majoritairement un seul point de vue peut effectivement être critiqué. Elle estime aussi que l’opinion d’un journal «se reflète exclusivement dans ses éditoriaux», et ça explique possiblement aussi les récriminations exprimées par des solidaires envers Le Devoir. Malgré la réputation progressiste et indépendantiste du journal, qu’elle soit justifiée ou non, ils et elles ont pu déchanter en lisant l’éditorial de Robert Dutrisac qui avait comme titre : «QS et la politique du pire» et qui contenait des critiques plutôt acerbes.

Le Devoir a effectivement le droit de faire l’éditorial qu’il veut, comme tous les journaux d’ailleurs. Il est aussi vrai que ce journal travaille avec la rigueur que d’autres n’ont pas et qu’il est une source d’information crédible. Par contre, il fait partie de l’univers des médias mainstream et ainsi, en agissant dans ce champ, il répond aux mêmes normes et règles que les autres médias, ce qui tend à reproduire un discours somme toute homogène. Il doit aussi faire avec les mêmes contraintes économiques qui a, qu’on le veuille ou non, un impact sur sa couverture médiatique. Certains et certaines journalistes jetteront peut-être la faute sur les pernicieux algorithmes des réseaux sociaux lorsque des gens se questionnent sur la couverture faite par tel ou tel média. Pourtant, entre journalistes, ces mêmes algorithmes donneront l’impression que tout le monde sera d’accord sur autre chose et il n’y aura aucune réaction. Tout le monde subit la pression des algorithmes.

Certains et certaines journalistes jetteront peut-être la faute sur les pernicieux algorithmes des réseaux sociaux lorsque des gens se questionnent sur la couverture faite par tel ou tel média. Pourtant, entre journalistes, ces mêmes algorithmes donneront l’impression que tout le monde sera d’accord sur autre chose et il n’y aura aucune réaction. Tout le monde subit la pression des algorithmes.

On peut aussi faire de l’introspection, remettre en question certaines pratiques, ne pas tomber dans les théories conspirationnistes péquistes évoquées par certain-es, se dire que certaines choses sont inchangeables, que d’autres vont bien et que des éléments sont à améliorer.