Dans l’étude, on peut lire que «deux agents [de l’aéroport Pierre-Elliott Trudeau] sur les sept interrogés ont dit “ne pas se sentir outillés” pour identifier les victimes de traite tandis que les cinq autres ont affirmé “avoir de grandes difficultés” [à le faire]». Un seul cas de traite avait pu être décelé par l’un des employés.
Les sept ASF affirment «avoir très peu de souvenirs en ce qui a trait à la formation qu’ils ont reçue à l’embauche en matière de traite des personnes». Ces derniers rapportent que le segment abordant cet aspect durait une demie journée sur une formation de plus de trois mois.
De telles déclarations sont faites dans un contexte où le taux d’infractions liées à la traite des personnes par habitant au pays a plus que quintuplé entre 2010 et 2014 selon Statistique Canada, passant de 0,10 à 0,55 cas par 100 000 habitants.
Cette augmentation des infractions ne serait cependant pas synonyme d’une augmentation de la traite elle-même. «Est-ce qu’il y en a plus ou est-ce que c’est qu’il y a plus de prévention? Est-ce parce qu’on en parle plus dans les médias et ça incite plus de gens à dénoncer? C’est la question qu’on peut se poser», indique Nathalie Khlat, présidente du Phare des affranchies, un organisme qui sensibilise le public à la traite des personnes.
«Comment donner une formation sur un sujet qui est lui-même très difficile à cerner?», s’interroge Michel*, ancien agent des services frontaliers retraité depuis deux ans. «Il y a peut-être des documents pour consultation facultative à l’occasion […]. Je n’ai jamais suivi de journées de formation spécifique au sujet de la traite des personnes. Le sujet était parfois inséré dans une autre formation sur l’immigration de façon plus globale», poursuit l’ancien douanier. Ce dernier rappelle que la traite des personnes est un sujet très peu documenté. Marc*, lui aussi ancien ASF, rapporte que la traite des mirgant-es n’a pas été abordée lors de sa formation en 2005.
Selon Nicholas Dorion, porte-parole de l’agence des services frontaliers du Canada (ASFC), cette dernière «met à jour ses documents de formation sur la traite des personnes» et s’assure que les employé-es «aient plus facilement accès aux tendances dans le domaine pour aider à identifier des victimes». Par contre, M Dorion n’indique pas que les ASF reçoivent une formation continue sur la traite une fois en service.
Une situation complexe
En matière de reconnaissance, plusieurs obstacles se dressent devant les agents. Il est parfois difficile de reconnaître une victime, car dans de nombreux cas, cette dernière ne se considère pas comme telle. «Les victimes migrantes viennent de pays aux valeurs différentes, où les choses se font différemment, où l’exploitation comme on la définit ici est perçue comme du travail», expose Mélissa, une avocate citée anonymement dans l’étude.
Les agents doivent être d’autant plus alertes que beaucoup de migrant-es n’auront pas tendance à dénoncer la traite qu’ils subissent. La barrière de la langue, la mauvaise connaissance des lois canadiennes et le manque de ressources rendent la dénonciation difficile.
Les personnes migrantes peuvent avoir une mauvaise expérience avec les autorités dans leur pays d’origine et donc être moins portées à parler. Cela doublé du fait que les trafiquants font parfois croire aux victimes qu’elles ne recevront pas d’aide même si elles dénoncent, rapporte une étude du Département américain de la Santé et des Services sociaux.
Chez les employés de l’ASFC comme dans la population en général, certains stéréotypes persistent dans la perception des victimes. «On pense que beaucoup de victimes qui dénoncent témoignent devant les tribunaux. Ça peut arriver, mais ce n’est souvent pas le cas», indique Nathalie Khlat.
Le mémoire conclut que les ASF interviewés possèdent des connaissances «correctes» sur ce qu’est une victime de traite. Toutefois, cette image est grandement influencée par la couverture médiatique du phénomène et une partie des profils de victimes n’est pas comprise dans cette conception.
L’idée populaire veut que la victime soit une jeune femme exploitée sexuellement par un trafiquant, habituellement un homme. Bien que l’exploitation sexuelle représente la majorité (53 %) des cas de traite selon l’Office des Nations unies contre le crime et la drogue, les cas d’exploitation à des fins de travaux forcés s’élèveraient quant à eux à 40 %. À la lumière de cette statistique, une partie des victimes échappent à la conception des agents.
Les cas de traite prennent plusieurs formes. Ceux et celles qui la subissent peuvent être des personnes arrivées au Canada via un parrainage ou un mariage forcé aussi bien que des travailleurs et travailleuses embauché-es pour des salaires de misère dans le milieu agricole, en usines ou dans un restaurant.
La difficulté à détecter le phénomène pourrait aussi s’expliquer par la quantité importante d’informations à analyser par les employés, le nombre grandissant de voyageurs circulant par les postes de services frontaliers ainsi que le peu de temps alloué à chaque personne. 10 000 voyageurs transitent chaque jour à l’aéroport Pierre-Elliott Trudeau. Le temps moyen accordé à chacun d’eux est d’une minute selon l’étude.
«Il est certain que lorsqu’une situation de traite de personne est ciblée lors du passage à la frontière, il y a une intervention qui est mise en branle, mais faut-il encore qu’elle soit décelée», conclut Michel*.