Le terme «néo» réfère à un renouveau de l’orientalisme classique, autrefois visible dans les représentations littéraires et scientifiques, en provenance d’Europe principalement. Les populations locales y étaient définies par un vocabulaire mettant en lumière l’exotisme et l’altérité, opposant le «nous» occidental à «l’autre» oriental. Un renouvellement de cette pratique s’est opéré dans la foulée des attentats du 11 septembre, qui ont contribué à replacer le Moyen-Orient dans l’actualité des sociétés occidentales.
«Une ligne dans le sable»
La problématique du néo-orientalisme se pose aujourd’hui, alors que la crise syrienne occupe une place centrale dans l’actualité. Nous sommes témoins d’une abondance d’articles sur le sujet, issus de la plume d’experts et de moins experts – mettant en lumière le fait que le néo-orientalisme possède une dimension académique autant qu’une dimension populaire.
On fait une référence récurrente, dans le cadre de la présente crise, aux accords de Sykes-Picot (1916). Devant l’imminent effondrement de l’Empire Ottoman, ces négociations secrètes entre la France et la Grande-Bretagne divisaient la région en zones d’influences. Il s’agit là d’un symbole fort de l’imposition, par les puissances extérieures, des frontières politiques de la région. La source profonde des maux qui la touchent aujourd’hui se trouverait dans le manque d’adéquation entre frontières politiques et frontières ethno-confessionnelles.
Plusieurs interventions sur la question prennent d’ailleurs leur source dans une critique de l’impérialisme européen de l’époque, de ses conspirations, interventions et occupations, pour avoir imposé ce cadre territorial arbitraire, des «lignes dans le sable» qui correspondaient peu à la réalité des solidarités préexistantes. Cette critique, malgré un fond de vérité, sert tout de même à cacher la recomposition contemporaine des rapports impériaux dans la région, dont le néo-orientalisme est une composante centrale. L’impérialisme est loin de représenter une relique du passé dont il serait finalement temps d’effacer les conséquences néfastes.
Néanmoins, plusieurs des auteurs de ces critiques se montrent peu hésitants à proposer de nouvelles frontières, tout aussi, sinon plus, arbitraires et artificielles que les précédentes (un siècle d’existence a malgré tout contribué à donner un certain sens aux frontières actuelles). Il semble que le redécoupage de la carte politique de la région soit devenu un passe-temps pour ces «experts». Par exemple, l’une des plus ambitieuse de ces spéculations, publiée dans le New York Times, proposait la partition de 5 pays (Libye, Syrie, Irak, Yémen et Arabie Saoudite) en 14 nouveaux États. Ce type d’intervention extérieure, justifiée par une expertise qui ferait défaut aux population locales, reproduit une pratique courante de l’orientalisme.
La «balkanisation» du Moyen-Orient?
Selon cette tendance, la stabilité régionale passerait nécessairement par un processus de «balkanisation», une fragmentation politique qui représenterait de façon plus «naturelle» la réalité locale de la division communautaire en créant de nouveaux États dont la composition ethnique ou confessionnelle serait plus homogène. D’ailleurs, l’expérience de la crise des Balkans paraît être une référence clé dans les cercles décisionnels américains. Les accords de Dayton et l’émergence d’États indépendants en Bosnie, Serbie et Croatie représenteraient un modèle à suivre pour déterminer l’avenir du Moyen-Orient.
Quelle est la logique derrière cette position? Lors d’une entrevue parue dans la revue The Atlantic, Barack Obama, présentant un bilan sur sa politique étrangère, identifiait comme obstacle majeur dans la région le pouvoir obstiné du «tribalisme» – utilisé dans un sens large englobant les divisions tribales, ethniques et confessionnelles. Le tribalisme représenterait une donnée fondamentale, un trait distinctif de la région qui la condamnerait à l’instabilité chronique. C’est une croyance semblable en la pérennité du tribalisme, particulièrement répandue dans les cercles intellectuels américains, qui semble motiver les interventions discutées précédemment.
Solidarités et identités en mouvement
D’un point de vue sociologique, il semble peu pertinent de distinguer ce tribalisme d’autres expressions de «solidarités primaires» (c’est-à-dire les liens sociaux de proximité tels que la famille, la localité, la religion, etc.) dont les logiques sont loin d’opérer exclusivement dans le «monde arabo-musulman». Même les sociétés nord-américaines ne sont pas exemptes de phénomènes semblables. Il suffit de mentionner la succession au pouvoir des «dynasties» politiques : Bush, Clinton ou Trudeau. De ce point de vue, l’administration Trump semble avoir peu de leçons à donner, compte tenu des rôles clés qu’occupent Ivanka Trump (sa fille) et Jared Kushner (le conjoint de cette dernière) au sein de la nouvelle administration américaine. D’ailleurs, il est de plus en plus commun aujourd’hui de relever le caractère clanique de la politique américaine.
Soulignons plutôt que ces formes de solidarités sont en constant changement, évoluant au gré des transformations politiques et économiques. Il est à noter que l’opposition au régime Assad apparaissait, à l’origine du conflit, comme relativement multiethnique et multiconfessionelle. Ce n’est que par la suite qu’elle a développé l’aspect «tribal» qui semble aujourd’hui la définir. La propagande sectaire du régime, qui s’est présenté comme le champion des minorités face au prétendu terrorisme de l’opposition sunnite, a grandement contribué à cette fragmentation.
Finalement, lorsque l’on adopte une perspective plus large, l’équation entre tribalisme et instabilité est soudainement moins convaincante. Par exemple, la Jordanie n’est que périphériquement touchée par la soi-disant crise de l’État-nation alors qu’elle représente probablement l’État le plus artificiel de la région – guère plus qu’un rassemblement de tribus sous un même drapeau. La reproduction de solidarités primaires n’apparaît pas, du moins dans ce cas, comme un phénomène opposé à la construction étatique.
Que faire?
Doit-on s’opposer à tout projet de partition en Syrie? Il semble que, dans le cas du Kurdistan, l’autonomie territoriale représente un fait accompli qu’il serait difficile de nier. De plus, si la reconsolidation de la Syrie passe par le régime Assad, l’option n’apparaît guère mieux. Il y a encore la question du sort de la minorité alaouite, associée au régime, qui pourrait potentiellement faire l’objet d’une vengeance si le régime vient à se retirer (ce qui parait invraisemblable). Dans cette perspective, la partition pourrait s’avérer être l’option la plus plausible même si elle est loin de représenter une panacée. Celle-ci doit néanmoins se faire en collaboration avec les populations locales et en soustrayant les présupposés néo-orientalistes qui animent le présent débat.