Le taux d’abstention aux élections pourrait atteindre des records selon une étude réalisée par Sciences Po. Un-e Français-e sur trois pourraient en effet ne pas aller voter, et plusieurs iront voter, avec dédain, pour le candidat «le moins pire» à leurs yeux. «Voter pour un candidat revient pour beaucoup à hiérarchiser ses renoncements. Le vote d’adhésion est un privilège», tweet par exemple le chercheur Marwan Mohammed.
Loin d’être un signe d’un désintérêt général pour la politique, plusieurs préconisent au contraire un engagement civique et social d’une autre forme. Fatima Idhammou, entrepreneure sociale et fondatrice du média local Sarcelloscope à Sarcelles (banlieue parisienne), est très critique à l’endroit du système politique. «On amène les gens à voter utile, mais c’est quoi le vote inutile?», s’exclame-t-elle au bout du fil. Alors que l’écart entre les principaux candidats se resserre dans les sondages, toutes sortes de stratégies sont en effet déployées pour bloquer le Front national. Des partisans d’Emmanuel Macron interpellent par exemple les électeurs et électrices tentés de voter Benoit Hamon, lequel aurait moins de chance face à Marine Le Pen. Contrairement à l’élection de 2002 qui avait provoqué la surprise, la montée au pouvoir du FN est une réalité à laquelle on se prépare.
«On ne réfléchit plus pour un programme, mais contre quelqu’un, déplore Mme Idhammou, qui hésite encore sur son choix. C’est trop facile de surfer sur les peurs des Français-es. On est dans un déficit démocratique, malgré une théâtralisation de la démocratie à travers l’élection présidentielle». Son ami Paguy Shako, conseiller commercial dans l’immobilier qui a grandi en Bretagne, n’ira pas voter, pour la première fois de sa vie. Pourtant, cet homme de 37 ans est féru de politique. «On nous demande de voter utile pour faire barrage aux idées d’extrême droite. Mais ce sont précisément ceux pour qui nous votons depuis vingt ans qui sont responsables de la montée du fascisme».
La liste de ce qu’il dénonce est longue : corruption des politiciens «voyous» et évasions fiscales, soutien de la France à des dictateurs et à des guerres à l’étranger, abandon des questions sociales comme celles des conditions de travail inhumaines… «Et malgré tout ça, il faudrait qu’on continue à réélire les mêmes qui nous mènent droit dans le mur! Plutôt que de voter pour le moins pire, je préfère m’abstenir», tranche-t-il.
Des politiciens déconnectés?
Ils sont nombreux ces Français-es à ne plus s’étonner que des sujets de société d’importance, comme l’éducation, la jeunesse, la détresse au travail, les inégalités sociales, le racisme, l’iniquité territoriale, tout comme l’État d’urgence et l’accueil des migrant-es, soient ignorés des politiques. «Ce n’est plus une déconnexion, c’est une rupture sociale totale à laquelle nous assistons», poursuit M. Shako dans sa lancée.
Par exemple, les questions du racisme et des violences policières à l’endroit des jeunes, surtout des banlieues et des quartiers populaires, sont largement absentes de la campagne. Alors qu’une mobilisation sur ces questions s’est fait entendre au cours des dernières semaines suite au viol du jeune Théo, aucun des candidats n’a proposé de solutions d’envergure, telle que la mise en place d’une commission sur les discriminations systémiques (comme la question se pose au Québec). «Il n’y a pas de discussions de fond, critique Paguy Shako. Les candidats n’ont aucune vision de la société, des enjeux fondamentaux. Alors c’est la société civile qui doit se mobiliser pour porter ces enjeux. C’est à nous de nous en saisir.»
Le Sarcelloscope s’inscrit dans cette démarche. «Notre objectif est d’informer localement et de créer du lien, explique Fatima Idhammou. C’est ce qui manque en ce moment, la parole politique n’est pas bienveillante avec la population issue de l’immigration. On ne va pas attendre qu’on parle de nous, on va parler nous-mêmes», résume-t-elle. Une conférence-discussion se tiendra d’ailleurs à l’Institut du monde arabe entre les deux tours, pour présenter des initiatives citoyennes des quartiers populaires qui visent à briser les stéréotypes dont ils font souvent les frais.
Un autre média engagé, le magazine Fumigène, dénonce le fait que «la banlieue reste la grande absente des débats entre candidats à la présidentielle», «un oubli qui en dit long sur la relation qu’entretient la République avec les millions de Français qui y vivent». Un de ses journalistes a directement demandé à chaque candidat quelle était sa mesure pour les quartiers populaires, certains refusant de répondre.
Et les réfugié-es?
Après avoir fait les manchettes en 2015, la crise de l’accueil des réfugié-es est aussi absente des débats de la campagne électorale. Le sujet se fixe sur les angles sécuritaires, et la question stagne au stade de, si oui ou non, la France doit les accueillir. Il suffit de se promener un peu à Paris pour constater que les migrant-es en attente de papiers vivent dans des conditions de plus en plus difficiles sous l’État d’urgence. La question des conditions de leur accueil demeure sans réponse.
Marine Le Pen veut carrément suspendre toute immigration, tout en multipliant des fausses informations sur les migrant-es, l’amalgame avec le terrorisme n’étant jamais bien loin. Les positions des autres candidats ne sont guère plus réjouissantes pour ceux et celles qui souhaitent un accueil plus humain. François Fillon s’inscrit dans cette ligne de fermeté, en voulant «mener une lutte implacable contre l’immigration clandestine» (en plus de tenir des discours controversés sur la colonisation qu’il considère comme un «partage de culture»). Macron prône l’accueil des réfugié-es tout en souhaitant reconduire à la frontière tout ceux et celles qui ne rentreraient pas dans les conditions légales strictes. De son côté, le candidat de gauche Jean-Luc Mélenchon soutient des positions pour le moins ambigües sur l’immigration. Et on connait bien les conditions mises en place par le gouvernement socialiste pour accueillir les réfugié-es durant les cinq dernières années.
Les abstentionnistes politisé-es
Une très grande majorité de Français-es estiment que les politiciens ne se soucient pas de ce qui les préoccupe, priorisant plutôt les puissants. Dans ce contexte, un nombre grandissant de jeunes rejoignent les rangs des abstentionnistes. L’année 2016 a été secouée par une mobilisation sans précédent contre «la loi travail et son monde» (une loi fragilisant la protection des travailleurs et des travailleuses), et plusieurs ont fait leur éducation politique. Si la loi a fini par être adoptée (malgré le désaccord de l’Assemblée nationale, en vertu de la procédure du 49/3), ce mouvement a fait naître quantité d’initiatives militantes. Les plus contestataires appellent aujourd’hui à boycotter les élections.
En fait, les deux tiers des abstentionnistes «sont des gens engagés politiquement, civiquement et socialement», soutient Antoine Peillon, auteur de Voter, c’est abdiquer (Éditions Don Quichotte, 2017) et interrogé par LeMonde.fr. Ils sont majoritairement jeunes, protestataires, de gauche, et préconisent l’action directe, c’est-à-dire «la politique à chaque instant et à chaque jour». Il s’agit même du «plus grand parti de France» : en 2012, les non-votant-es étaient au nombre 20,5 millions, soit plus que les 18 millions de voix ayant élu François Hollande…
«Génération ingouvernable»
Dans une salle occupée de l’École des Hautes Études de Sciences Sociales (EHESS), des jeunes militant-es s’entassent pour discuter autour du thème de l’ingouvernabilité. Aucune règle n’encadre ce qui ressemble à une assemblée. Pas de tour de parole ni d’alternance homme-femme, les uns et les autres prennent la parole de manière aléatoire. Animés par une même volonté de changer le système et de perturber les élections, des abstentionnistes politisés se rassemblent depuis quelques mois sous l’appellation de «Génération Ingouvernable». En cette période électorale, les actions de perturbation s’accumulent, comme les manifestations antifascistes visant à perturber des réunions du FN.
L’un d’entre eux, un étudiant de l’École Nationale Supérieure, prend la parole pour présenter une initiative qui a fleuri dans les derniers mois, soit la mise en place de cours de français pour les migrant-es à l’intérieur même des écoles et universités. «En investissant un lieu familier, nous utilisons les voies de l’institution, nous passons par l’État pour faire des actions afin d’en différer les usages», étale-t-il à la salle comble. Des étudiant-es engagé-es d’une dizaine d’écoles donnent aujourd’hui des cours bénévolement à des migrant-es délaissé-es par les instances gouvernementales. Une autre façon de faire de la politique.
Voter au premier tour seulement?
Certain-es déçu-es du système politique pourraient être tenté-es de voter pour un «petit» candidat au premier tour, qui, paradoxalement, se présente sans revendiquer la fonction de président : il s’agit de Philippe Poutou, du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA). Lors du deuxième débat présidentiel (les petit-es candidat-es n’étant pas invités à débattre au premier), cet ouvrier a fait sensation en confrontant sans détour les «grands» candidats qui trempent dans des affaires.
Gérard Meunier, ouvrier retraité rencontré dans une manifestation contre le racisme le 19 mars, a décidé depuis longtemps qu’il votera Poutou au premier tour. Au deuxième tour, quelle que soit la formule, il s’abstiendra. Pas question pour lui de voter pour un Macron ou un Fillon, même pour bloquer Le Pen. «C’est la droite procapitaliste, propatronale, ce qu’a fait Hollande dans son gouvernement [socialiste]. Ils vont poursuivre ce qui n’a pas été achevé : privatiser les services publics, faire passer des lois de régressions sociales. Ces gens-là ne nous représentent pas», tranche-t-il. Il rappelle que la femme de Fillon a touché 7500 euros par mois pour un faux poste, soit le même montant qu’il touche par année.
Difficile de dire si toutes ces mobilisations auront une influence sur les résultats des élections présidentielles. À seulement deux jours du premier tour, dimanche 23 avril, tous les scénarios sont encore possibles. Une chose est certaine, le ou la vainqueur(e) du 7 mai prochain ne représentera qu’une petite minorité de citoyen-nes, et ce, peu importe le résultat. Et les Français-es continueront de faire de la politique… autrement.
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