Il règne une atmosphère bien différente entre le Québec et les États-Unis, ces temps-ci : le 24 mars, Donald Trump donnait le feu vert au projet de pipeline Keystone XL de TransCanada. Pendant ce temps, dans 24 microbrasseries de la Belle Province, on pouvait trinquer à la santé d’un mouvement anti-oléoduc…

Coule pas chez nous, ce mouvement dont de nombreuses maisons de la vallée du St-Laurent affichent les couleurs, est en fait l’outil commun dont se sont dotés, en mai 2014, 14 groupes citoyens opposés au transport des hydrocarbures. Au mois de novembre suivant, une sortie de Gabriel Nadeau-Dubois à l’émission Tout le monde en parle propulsait tous ces militants bénévoles dans une autre galaxie : la campagne de sociofinancement (Doublons la mise) qu’il a alors lancé a permis de récolter près de 400 000 $…

Trois ans plus tard, cette somme n’est toujours pas écoulée. Le lancement de l’IPA n’est donc pas une activité de financement – même si, grâce au succès qu’a rencontré la bière, un certain gain financier a été réalisé – mais bien une campagne de communication payée par Coule pas chez nous, qui s’est depuis constitué en fondation. Selon Martin Poirier, un de ses administrateurs, «on voulait montrer qu’il y a d’autres segments de la société civile au Québec qui refusent ce projet. Il y avait une condition sine qua non : les micros devaient dire pourquoi elles s’opposaient à Énergie Est avant d’embarquer avec nous. C’est fort, parce que 24 microbrasseries, c’est 24 entrepreneurs, qui font souvent partie de la Chambre de commerce dans leur région.»

Il y avait une condition sine qua non : les micros devaient dire pourquoi elles s’opposaient à Énergie Est avant d’embarquer avec nous.

Une manière d’affronter les partisans d’Énergie Est sur leur terrain de prédilection, celui du marché du travail : face aux 33 emplois permanents promis par TransCanada, la bière artisanale, elle, génère 3 800 emplois dans la province, rappelle-t-on sur le site de la campagne. Par ailleurs, explique M. Poirier, «de plus en plus de producteurs agricoles fournissent les microbrasseries en malt, houblon ou autres produits du terroir. Or Énergie Est touche beaucoup de terres agricoles.» Pour souligner cet aspect, la bière a été conçue à 100 % avec des ingrédients québécois.

Petit mouvement deviendra grand

L’an passé, une précédente campagne de communication, Coule pas dans nos cours d’eau, avait mis l’accent sur les risques impliqués par le projet Énergie Est sur les loisirs en eau vive. D’une simplicité désarmante (un bandeau que l’on pouvait afficher sur les réseaux sociaux), elle a permis d’aller chercher de nouveaux alliés, comme la Fédération québécoise du canot et du kayak et le Réseau des Zones d’Exploitation Contrôlées (ZEC).

La sensibilisation et l’éducation du public aux risques liés au transport du pétrole sont les moyens priorisés par les groupes citoyens formant Coule pas chez nous afin de faire barrage à Énergie Est. «Contrer la désinformation de TransCanada», résume Martin Poirier, cofondateur de Non à une marée noire dans le St-Laurent. Une politique d’utilisation des fonds obtenus grâce à l’aide de Gabriel Nadeau-Dubois a été rédigée. Concrètement, lorsqu’un des 14 comités a besoin de financer une activité, il peut faire une demande à la fondation.

Une politique d’utilisation des fonds obtenus grâce à l’aide de Gabriel Nadeau-Dubois a été rédigée. Concrètement, lorsqu’un des 14 comités a besoin de financer une activité, il peut faire une demande à la fondation.

Les moyens varient : participation à des manifestations, présence de militant-es à des séances de conseils municipaux, organisation de soirées d’information avec des conférenciers de renom, sensibilisation par le biais du courrier… voire tournage de courts-métrages ou participation à la publication de livres, comme Le piège Énergie Est d’Éric Pineault paru aux éditions Écosociété.

Face à la machine de communication qu’est TransCanada, le défi est de taille, mais Martin Poirier ne doute pas de la qualité de l’argumentaire déployé par Coule pas chez nous. «On a réussi à déconstruire le fameux mythe que si on n’accepte pas les oléoducs, il y aura davantage de transport de pétrole par train. En réalité, on constate que les promoteurs de ces différents types de transport ne sont pas les mêmes. Par exemple, Chaleur Terminals [au Nouveau-Brunswick], qui est un projet de transport par train, n’a rien à voir avec TransCanada ou Enbridge, qui font des pipelines. »

On a réussi à déconstruire le fameux mythe que si on n’accepte pas les oléoducs, il y aura davantage de transport de pétrole par train.

L’avenir flou d’Énergie Est

La date de reprise (à zéro) des audiences de l’Office national de l’énergie (ONÉ) sur le projet Énergie Est n’a pas été fixée, mais elles n’inspirent guère Martin Poirier. Pour lui, le lien de confiance avec la population n’a pas été rétabli malgré les récusations des commissaires en septembre dernier : «Énergie Est fait partie des projets qui vont être analysés sans qu’on ait encore obtenu la réforme de l’ONÉ.» Par ailleurs, l’ONÉ a annoncé la semaine passée qu’il acceptait de fusionner les deux demandes de TransCanada qui constituent le projet Énergie Est : la conversion d’un gazoduc de l’Alberta à l’Ontario, et la construction en tant que telle de l’oléoduc dans la zone située plus à l’est. «Une façon d’accélérer le projet», conclut le militant qui réside à Rimouski.

La relance de l’autre projet de TransCanada, Keystone XL, aux États-Unis, peut-elle porter le coup de grâce à l’oléoduc Énergie Est, qui a toujours été vu comme un plan B pour l’entreprise albertaine? Pour Martin Poirier, les choses ne sont pas aussi simples : «Tant qu’on n’obtiendra pas l’annonce qu’Énergie Est meurt de sa belle mort, on va devoir continuer à lutter contre!» Il rappelle qu’en Colombie-Britannique, la colère des Premières nations a eu raison du projet Northern Gateway alors que celui-ci avait été approuvé ; la même chose pourrait arriver à Keystone XL…

Tant qu’on n’obtiendra pas l’annonce qu’Énergie Est meurt de sa belle mort, on va devoir continuer à lutter contre!

D’ailleurs, pour M. Poirier, l’une des plus grandes victoires des groupes formant Coule pas chez nous – tant que le projet d’oléoduc est encore sur la table – est la création d’une relation rassérénée avec les communautés autochtones. «Dans les luttes citoyennes, c’est la première fois qu’on fait un beau pont de réconciliation avec les Premières Nations, et la question de l’eau en devient le liant. Juste au Québec, c’est quelque 830 cours d’eau qui seraient traversés [par les pipelines], c’est une question de survie qui aide à tourner la page sur les blessures. On a été invités par les Micmacs sur un terrain de pow-wow habituellement réservé aux Premières Nations, on était vraiment touchés. Quelque part, grâce à Énergie Est, on a vraiment franchi quelque chose dans cette alliance.» De quoi se déboucher une bière, assurément.