Lancement fort gratiné où on retrouvait le qui-fait-quoi de la droite politique et médiatique québécoise. On pouvait y voir, entre autres, le trio du pseudo-libertarianisme québécois. Celui-ci était alors composé de Joanne Marcotte, Éric Duhaime et Ian Sénéchal, qui venaient de fonder le Réseau Liberté-Québec. L’objectif du regroupement était d’importer une culture politique inspirée du très mal-nommé Tea Party américain. Au bout du bar, on retrouvait un Pierre-Karl Péladeau fraîchement vainqueur de son lock-out contre Le Journal de Montréal. Dansant sur les cendres de Rue Frontenac, le journal des artisans syndiqués – forcé de fermer en juillet 2011 -, il rigolait en trinquant avec deux chroniqueurs de son journal et fiers briseurs de grève.
De voir deux membres de la classe journalistique de si proche connivence avec un milliardaire antisyndicaliste ne pouvait être que malaisant. Je crois même que ce triste spectacle a largement contribué à forger l’idée que je me fais du journalisme.
C’est le même malaise qui m’habitait lorsque j’ai vu pour la première fois cette ignoble photo montrant Brian Mulroney, Philippe Couillard et Jean Charest partageant, à la table d’honneur d’un diner-conférence à l’Université McGill, le repas avec André Pratte, alors éditorialiste en chef à La Presse.
C’est la même indignation qui s’est installée quand, en 2004, un employé du bureau de Dick Cheney, Scooter Libby, avait remis à une journaliste du New York Times des informations sur Valérie Plame, une agente de la CIA chargée d’opérations de contre-prolifération nucléaire. Loin de servir l’intérêt public avec une telle révélation, Judith Miller avait choisi de devenir le pion d’une vengeance politique en écrivant et en publiant un article alors que la volonté d’instrumentalisation de la presse par le nid de faucons qu’était la Maison-Blanche de l’époque était évidente. En effet, le mari de Plame, Joe Wilson, diplomate envoyé au Niger pour trouver des preuves que le pays africain vendait de l’uranium à l’Irak, avait pondu un rapport qui mettait des bâtons dans les roues des plans de guerre dessinés dans les bureaux de Cheney, Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz. Un acte de trahison d’ailleurs, puisque le pays venait tout juste d’entrer dans cette «guerre au terrorisme» dont on ne verra, manifestement, jamais la fin.
Forcée de démissionner du journal, Miller a vécu une très courte traversée du désert avant d’être recrutée, comme il se doit, par Fox News et le très néoconservateur Manhattan Institute. Elle siège aujourd’hui au Council of Foreign Relations, un think tank néolibéral.
On lui donnera un certain crédit pour avoir refusé de dévoiler sa source en cour, protégeant ainsi ce droit à l’anonymat d’une dangereuse jurisprudence. Mais on a beau posséder un important devoir de critique et de vigilance envers l’État profond, ce n’est pas dans cet esprit que Judith Miller avait publié son article.
Et c’est ce malaise qui est revenu me visiter cette semaine lorsque le New York Times – encore lui – a publié son article annonçant la mort de David Rockefeller, un «philanthrope au nom légendaire». Ils ont oublié de mentionner que sa banque, Chase Manhattan, a transigé avec l’Allemagne nazie. Ils ont omis que Rockefeller a fondé, en 1973, la Commission trilatérale, décrite par Noam Chomsky comme une organisation «cherchant à modérer la démocratie». Ils ont également passé sous silence le fait qu’il ait siégé comme président honoraire du Council of Foreign Relations. Proche de Henry Kissinger, il a exercé une influence sur la politique étrangère américaine de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Dans ses propres mémoires, Rockefeller décrit son rôle dans le renversement du gouvernement Allende au Chili en 1973.
Il fut au néolibéralisme – une des principales sources des crises économiques et politiques d’aujourd’hui – ce que le Phare fut à Alexandrie.
À faire l’éloge de milliardaires comme le font trop de grands médias, on s’éloigne de plus en plus de l’intérêt public. On pourrait me reprocher de mettre de l’avant une vision passéiste et dogmatique du journalisme comme voix de la conscience d’une société et comme contre-pouvoir devant exiger des comptes des puissants. Je répondrais sans doute en invoquant le «comfort the afflicted, afflict the comfortable» du muckraker américain Findlay Peter Dunne ou encore la phrase-phare du grand journaliste français Albert Londres : «[n]otre travail n’est pas faire le bien ou le mal, il est de porter la plume dans la plaie».
Mais les dernières semaines et celles à venir rappellent un autre 2012 que celui décrit plus haut. Celui d’une voix qui s’est malheureusement un peu éraillée avec le temps. Un 2012 qui a fait suite au mouvement Occupy et qui, il y a cinq ans presque jour pour, remplissait les rues d’hommes et de femmes, jeunes et moins jeunes, étudiants et travailleurs.
Un 2012 sur lequel ces acteurs du monde journalistique qui préfèrent le champagne des milliardaires aux problèmes des peuples ont craché jusqu’à s’en assécher les lèvres.
Un 2012 qui fut, pour moi, un véritable printemps.