Safia Nolin avait certainement «le choix» d’aller à un gala en jeans t-shirt. Mais quand on en voit le prix, ça semble plus cher payé que la robe chic de base de chez Simons…

J’ai le choix, moi aussi, de me foutre un peu de mon apparence et de ne pas être «féminine». C’est-à-dire que personne ne me met concrètement un fusil sur la tempe pour m’empêcher de décevoir l’une des principales attentes que l’on a envers les femmes. Mais la vérité, c’est que quand je suis déprimée, je me maquille et je vais dans un café. Au fond de moi, je sais à quel point il est tragique que, faute de reconnaissance professionnelle, je me rabatte sur mon corps comme dernier filet de sécurité avant le sentiment d’inutilité sociale totale.

Belles au «naturel»

En fait, à mesure que mes idées féministes progressent, je me sens de plus en plus «coincée» au sujet mon apparence. D’abord, si je ne suis pas assez féminine, je suis condamnée à n’être qu’un cliché de féministe ambulant. Ensuite, il faudra bien se l’avouer, je m’auto-condamnerais probablement à perdre au grand jeu (déjà bien fatiguant) de la séduction hétéro, alors que mes compétitrices, elles, n’auront ménagé aucun effort pour leur mise en marché.

Beaucoup d’hommes prétendent aimer les filles «naturelles», quand au fond, ils veulent dire qu’ils n’aiment pas le eyeliner. Une femme «naturelle», ils n’en ont probablement jamais vue.

Si j’étais «naturelle», je ne me contenterais certainement pas de ne pas me maquiller. Je ne m’épilerais jamais. Ni les jambes, ni les aisselles, ni le bikini, ni les sourcils. Je blondirais encore moins l’abondante pilosité de mes bras en hiver, pour rassurer tout le monde sur la différence essentielle qui existe entre les hommes et les femmes. Je ne crois pas non plus que je m’embêterais avec cette longue chevelure si féminine. Je n’aurais jamais un bijou. Et surtout, je serais constamment habillée en mou.

De toute façon, cet exercice de pensée est inutile, puisqu’il n’existe pas une chose telle que l’état de nature dans une société humaine. Tout est toujours culturel. La question est davantage de savoir: veut-on d’une culture où l’on relègue systématiquement les individus à une sous-culture spécifique selon ce qu’ils ont entre les deux jambes? «Fais voir? Mmm, toi prends ce fusil. Toi? Tiens, prends ce pot de vernis!»

La différence

Oui, on peut bien «célébrer la féminité» et tenter de la revaloriser, en se demandant pourquoi tout ce que font les femmes doit toujours être vu comme «moins bien». Mais on peut aussi se demander pourquoi cette différence existe, à quoi ou à qui elle sert? La différence peut-elle exister sans la hiérarchisation des groupes et sans la naturalisation de cette hiérarchie? «Ben oui les filles, vous êtes tellement douces, gentilles et aimantes… c’est normal que ce soit vous qui vous occupiez des petits, des vieux et des malades, sans aucune rémunération et au prix de l’ensemble de votre temps libre! Nous, pendant ce temps-là, c’est pas vraiment mieux, on va à la guerre…» Hell no! Comme le dirait une professeure féministe que j’affectionne: entre le contrôle des armes et le contrôle des machines à coudre, il y un choix qui assure un léger rapport de force dans la société…

entre le contrôle des armes et le contrôle des machines à coudre, il y un choix qui assure un léger rapport de force dans la société…

Si les femmes arrêtaient d’être si différentes, on pourrait difficilement justifier qu’elles soient traitées si différemment. Pour empêcher l’effondrement de ce système de différenciation, il existe donc un ensemble de punitions et de récompenses qui visent notamment à discipliner les femmes en matière de féminité. En fait, tout système de normes est nécessairement accompagné d’un système sanctions, sans quoi le premier ne pourrait se maintenir. Qui respecterait des règles s’il n’y avait aucune conséquence à y déroger?

Les femmes qui respectent les normes de beauté sont généralement valorisées et appréciées pour leurs qualités de «vraies femmes». Les féministes féminines, notamment, peuvent apparaître comme rassurantes aux yeux du grand public, qui se dira (à tort ou à raison) qu’elles ne veulent pas trop déranger l’ordre établi. Par contre, celles qui dévient des normes en matière esthétique risquent souvent la marginalisation. Elles seront vues comme clichées, extrémistes, peu crédibles. Je ne m’attends pas, par exemple, à ce qu’on invite une femme avec du poil en-dessous des bras à Tout le monde en parle la semaine prochaine. De son côté, Manon Massé en a décousu pas mal avec sa moustache, qui a semblé longtemps plus intéressante que ses propositions politiques.

J’ai vu les féministes médiatisées s’insurger qu’on leur dise qu’elles devaient leur position privilégiée à leur correspondance aux normes de beauté. Autant je comprends qu’elles souhaiteraient qu’on leur foute la paix au sujet de leur physique et qu’on écoute plutôt leurs idées, autant je pense que c’est impossible: l’apparence des femmes, tant qu’elles seront des subordonnées, sera toujours surveillée. Et il demeurera inévitable que l’on chasse du spotlight les indisciplinées, les moches, les poilues, les grosses, les «masculines», bref toutes celles qui n’ont pas de potentiel masturbatoire et qui ne servent donc, finalement, à rien. En ce sens, peut-on vraiment parler de libre choix face à notre apparence?

Entre deux feux

Si être féminine reste selon moi relativement plus simple que de ramer à contre-courant, c’est une posture qui n’est pas non plus dénuée de contraintes. En effet, le prix à payer lorsqu’on est considérée comme désirable, c’est de sentir qu’on appartient à tous. C’est de se faire harceler dans les bars et sur Internet par cette panoplie d’humains qui n’en ont rien à faire de savoir ce que nous, on pense d’eux. Visiblement, ils sont convaincus que lorsqu’ils désirent quelque chose, cette chose leur est due. On a beau essayer de couper court à la conversation, d’être distante ou de montrer des signes d’irritation, cette relation de séduction unidirectionnelle n’est pas à propos de nous. Et on a beau savoir en théorie qu’aucun habillement ne justifie le harcèlement, au fond de nous on finit quand même par se demander si on ne l’a pas un peu cherché.

De plus, comme féministe, si on a le malheur d’être «trop» féminine, il y a toujours des doutes sur nos véritables allégeances. La version raciste de cette police de la féminité, c’est de demander à la femme voilée si elle ne serait pas, par hasard, sous le joug de la domination patriarcale. Par opposition, vous savez, aux autres femmes.

Prises entre ces injonctions contradictoires, à la fin, on ne sait plus comment se présenter pour n’être ni un cliché de féministe frustrée, ni un déchet social, ni un morceau de viande que l’on s’arrache, ni une fille qui n’a pas l’air d’une vraie féministe.

On se retrouve donc épuisées, à force de chercher cette très mince fenêtre d’opportunité, entre le «trop» et le «pas assez», qui au fond n’existe peut-être pas.