Son argumentaire sera détaillé dans un livre à paraître demain aux Éditions de l’Homme (un nom bien choisi: les bénéficiaires du patriarcat peuvent dormir tranquilles). Or, Éric Duhaime en a déjà révélé la thèse: le combat des homosexuel-le-s a été gagné, et ceux et celles qui continuent de lutter risquent de le faire reculer.

«Au lieu de sortir des pancartes et des drapeaux arc-en-ciel, il faut sortir les bouteilles de champagne et célébrer. Si vous voulez revendiquer, il faudrait peut-être sortir du Québec. Ici, à force de trop pousser, ça pourrait avoir l’effet inverse».

Si l’essai du polémiste est à l’image de cette citation (ou de celles qui ont déjà filtré à propos du consentement sexuel), il promet d’entrer rapidement au panthéon de la littérature conservatrice. Il aura sa place parmi ces écrits qui masquent la violence du monde tel qu’il est pour mieux la dépolitiser. En attendant la sortie de l’ouvrage (avouez-le: comme moi, vous brûlez d’impatience!), j’aimerais souligner en quoi ce genre de propos déforme la réalité et nous empêche de la transformer.

Il était une fois…

Laissez-moi d’abord vous raconter une histoire. Il était une fois un jeune garçon pour qui la cour d’école était un enfer. Accablé d’injures, il déploie des efforts désespérés pour camoufler les manifestations de son écart par rapport à la norme masculine. Il évite de porter certaines couleurs, il travaille sur sa voix, il surveille sa démarche… À l’adolescence, il refuse même de prendre de l’alcool, de peur de perdre le contrôle et de bousiller sa couverture. Aujourd’hui, il n’a plus honte, mais il porte encore les séquelles de ces expériences douloureuses.

Cette histoire, c’est la mienne. Et je suis persuadé qu’elle ressemble à celle de beaucoup de mes camarades. Peut-être même qu’Éric Duhaime y reconnaîtra des éléments de son propre parcours. Qui sait? Mais le plus important, c’est que cette histoire a eu lieu dans le Québec des années 2000. Pas au Moyen-Âge. Pas dans un pays éloigné. Ici et maintenant. Sabrez le champagne, l’heure des célébrations est enfin venue!

Des lunettes roses

Le combat pour les droits des personnes LGBT a peut-être été utile un jour, mais il ne l’est plus aujourd’hui, nous dit Duhaime. Car, il faut bien l’admettre, les homos ont désormais tous les droits… Même celui de porter de jolies lunettes roses.

Ce raisonnement, la sociologue Christine Delphy s’en moquait déjà en 1997 :

Donc, les mouvements homo sont parfaitement inutiles ; ils auraient pu l’être – utiles – quand ils n’existaient pas; mais aujourd’hui, aujourd’hui « que l’homophobie a disparu »… Ben oui, elle est partie – par où? je ne sais pas, en tous les cas, elle n’est plus là, vous voyez bien que vous n’avez rien à faire ici, circulez, dispersez-vous.

Le même type d’argument est continuellement servi aux féministes – ainsi qu’aux antiracistes et aux critiques du capitalisme. Bref, la recette est éprouvée et elle s’applique à toutes celles et tous ceux qui veulent changer l’ordre établi. Dans les années 1970, au moment où se constituait le Mouvement de libération des femmes en France, de grands experts se levaient pour faire la leçon aux militantes: tout était déjà gagné. Les femmes avaient obtenu le droit de vote en 1944, alors que demander de plus? Mettre fin à l’exploitation du travail domestique? Allons… Rangez vos banderoles, c’est l’heure du repas.

Bref, la recette est éprouvée et elle s’applique à toutes celles et tous ceux qui veulent changer l’ordre établi.

Et aujourd’hui, quand des féministes se regroupent, on leur dit qu’il y avait bien des luttes à mener en 1970, mais que tout est désormais gagné… On n’en sort pas.

Pour briser ce cercle vicieux, il faut accepter d’en finir avec l’optimisme naïf qui nous fait voir le monde comme un havre de paix, comme un espace exempt de rapports de force et de domination. Il faut congédier la petite musique du progrès, celle qui nous dit que l’égalité est déjà là. Celle qui nous invite à savourer de bonnes bulles pendant que les gens souffrent.

Il faut congédier la petite musique du progrès, celle qui nous dit que l’égalité est déjà là.

Dispersez-vous!

En somme, et comme je m’échine à le répéter à satiété, il faut cesser de s’évader du réel et regarder le monde en face. Un monde qui – c’est bien regrettable – est encore divisé en deux groupes aux intérêts antagoniques: la classe des hommes et la classe des femmes. Au sein de ces deux groupes, on trouve des fractions dont la sexualité et les manières de vivre sont jugées légitimes – et d’autres non.

Et c’est bien là tout le problème. Encore aujourd’hui, ceux et celles qui s’écartent de la norme imposée par les dominants subissent des rappels à l’ordre. Cette norme, ils tentent de la faire régner par leurs insultes, par leurs coups, par leurs balles. Vous trouvez que j’exagère? Avez-vous déjà oublié l’attentat à Orlando? Pas moi. Pas question d’oublier la mémoire des vaincu-e-s.

Face à cela, tout ce que nous avons, c’est la solidarité. C’est la certitude de ne pas être seul-e-s. C’est la possibilité de partager nos histoires, nos expériences et nos combats. La possibilité de nous regrouper pour chercher à transformer, ensemble, le monde réel.

Face à cela, tout ce que nous avons, c’est la solidarité.

Or, c’est précisément ce qui nous est refusé lorsqu’on nous dit que tout a déjà été gagné et que le monde est très bien comme il est. Les partisans du statu quo font leur coming out. Au fond, voilà le message qu’ils nous lancent: «Circulez, il n’y a rien à voir! Pas de luttes à mener ici. Dispersez-vous!»

Hier, Éric Duhaime avait une annonce importante à faire. Moi aussi, j’en ai une: nous ne nous disperserons pas. Nous resterons solidaires et nous continuerons à mener toutes les batailles que nous jugerons utiles. On ne nous enfermera plus dans aucun placard. Même ceux où on sert du champagne.