L’Histoire est écrite par les vainqueurs, dit-on. Toutefois, sur fond de débat «post-vérité», de «faits alternatifs» et de «fausses nouvelles», le lien de cause à effet semble de plus en plus s’inverser : les histoires s’affrontent, et c’est en imposant sa version que l’on s’érige en vainqueur. Aux États-Unis, le début de la présidence Trump en fournit un bon exemple.
D’un côté, on trouve l’histoire du New York Times, de CNN, de John Oliver, des médias dits «libéraux». Un récit qui dépeint une nouvelle présidence empreinte de confusion, d’amateurisme et d’incompétence. Un récit qui, en fin de compte, suscite la perplexité, voire une profonde incompréhension : pourquoi fait-il ça? Cela n’a aucun sens. Est-il fou, stupide?
De l’autre côté, sur la face cachée de la planète médiatique, cependant, une autre histoire s’écrit. L’histoire d’une présidence travailleuse, intrépide et révolutionnaire, guidée par ses principes face aux forces vicieuses du statu quo. Une histoire où toutes les pièces s’imbriquent, où tout est sensé, et même logique. Une histoire que 37 % des Américain-es croient davantage que celles des médias traditionnels, selon de récents sondages.
Que contient donc ce récit, généralement disqualifié par ses adversaires avant même de l’avoir lu? Et surtout, quelle valeur lui accorder? Pour le savoir, il faut partir à la rencontre du principal scribe de cette «histoire alternative» : Breitbart News.
En croisade contre les «big»
De Breitbart, on répète souvent les mêmes choses : cofondé par Stephen Bannon, (très) proche conseiller de Donald Trump, il est le média de l’Alt-right, cette mouvance de «droite nationaliste blanche». Tabloïd complotiste ou xénophobe pour les uns, il est vu par les autres comme un média rebelle, honnête, parce que politiquement incorrect.
Que lit-on donc sur Breitbart? La structure du site elle-même livre d’ores et déjà un avant-goût au nouveau visiteur : Big Government, Big Journalism, Big Hollywood et National Security sont les quatre rubriques majeures dans lesquelles se rangent les contenus.
Une ligne éditoriale suivant donc de près les préoccupations traditionnelles de la communauté conservatrice : un État central trop fort, un appareil médiatique trop favorable aux élites, une industrie culturelle trop gauchisée… et la sacro-sainte sécurité de la république. Ainsi, c’est essentiellement à travers ce prisme «anti-Big» qu’est reflétée l’actualité sur Breitbart.
Les événements de début février en fournissent un cas d’étude intéressant. La démission du Conseiller à la Sécurité nationale Michael Flynn, telle que relatée par Breitbart, ne prend pas la forme d’un scandale, mais d’un règlement de compte : les accusations de liens troubles avec la Russie découleraient de rumeurs sans fondements lancées par des «bureaucrates» du renseignement. Flynn, ancien militaire intègre, décidé à secouer Washington, aurait en vérité été victime d’un establishment malveillant, prêt à tous les coups bas pour défendre son pré carré.
Énoncer les «vérités qui dérangent»
De fait, et c’est là toute l’ironie de cette guerre des récits, Breitbart se revendique de la même lutte pour la vérité que les médias libéraux : on affirme vouloir se défaire des œillères, de la pensée facile, ceci afin de rétablir les faits, déformés par l’hystérie générale.
Vis-à-vis du premier ordre exécutif sur l’immigration, signé en février par Donald Trump, Breitbart se propose par exemple de rappeler quelques «vérités inconfortables». Non, ce n’est pas une interdiction des musulmans, fait-on valoir, puisque des chrétiens sont aussi couverts par le décret. Le prétendu caractère anticonstitutionnel de la mesure, en fait, n’a nullement été démontré. Et d’ailleurs, ajoute-t-on, Barack Obama aurait déjà instauré des politiques similaires à l’égard des citoyens irakiens, sans susciter de controverses.
C’est justement là un autre des fonds de commerce de Breitbart : dénoncer de révoltants double-standards, exemples à l’appui. En 2008, selon le média, l’équipe de campagne d’Obama aurait été secrètement en contact avec le gouvernement iranien, tout comme l’équipe de Donald Trump avec la Russie. L’«élite politico-médiatique», toutefois, aurait délibérément choisi de fermer les yeux à l’époque, et de faire polémique contre sa bête noire Donald Trump.
Ambiguïté destructive
Une rhétorique qui sème le doute : s’agit-il là de «vérités inconfortables» (pour les détracteurs de Donald Trump), ou d’interprétations confortables (pour ses partisans)? C’est tout l’enjeu entourant ces informations «alternatives».
D’un côté, il y a la tentation de conclure au complotisme. Les sources paraissent douteuses, les comparaisons grossières. Les intentions des rédacteurs, trop évidentes, enclenchent un mécanisme de défense immunitaire intellectuelle qui appelle à rejeter en bloc une information perçue comme nauséabonde.
De l’autre, il y a la peur du conformisme, de l’aveuglement. Et si Breitbart corrigeait, dans une mesure discutable, un discours médiatique effectivement biaisé? Et s’il y avait, malgré une ligne éditoriale malveillante, des éléments dignes d’intérêt à saisir çà et là pour le lecteur éclairé?
Cette ambiguïté, de toute évidence, fait toute la force de frappe de Breitbart News. Comme l’a écrit Tim Rosenstiel, «le but des fausses nouvelles n’est pas de convaincre les gens du mensonge, mais de les faire douter du reste des informations». S’il y a assurément des faits, des informations avérées, sur Breitbart, ceux-ci servent cependant un plus grand paradigme, celui de la contestation du récit «libéral».
Gagner les cœurs et les esprits
Ainsi, la guerre des récits se dessine donc comme un conflit asymétrique, une guérilla : face aux moyens conventionnels des grands médias, Breitbart use d’embuscades, joue sur les failles, les contradictions. Progressivement, il érode la confiance et la réputation sur laquelle s’appuient ses adversaires. Et, comme l’écrivait Henry Kissinger, «tant et aussi longtemps que la résistance ne perd pas, elle gagne».
Une stratégie du faible au fort dont les médias traditionnels ne semblent pas saisir la dynamique profonde. Projeté malgré eux dans le rôle de la contre-insurrection, leur objectif doit être (selon la formule consacrée) de «gagner les cœurs et les esprits», de convaincre les masses de leur bienveillance, pour les garder de leur côté.
Or, à ce jour, ils préfèrent discréditer ce récit «alternatif» plutôt que le réfuter. On moque et on ignore plutôt que d’écouter et d’analyser. Un dédain qui revient à laisser de vastes pans de la jungle de l’opinion publique à la merci des guérilleros. Pendant ce temps-là, Breitbart News travaille à étayer, lentement mais surement, son histoire «alternative», et étendre son lectorat.