Dans un reportage de Radio-Canada, vous comparez sans broncher cette position à celle de Staline (!), pour ensuite citer l’exemple de ce pauvre Jean Charest – dont une conférence aurait été perturbée par des étudiant-e-s. Dans un statut Facebook, vous avez déploré l’annulation d’une conférence où Mathieu Bock-Côté aurait pris la parole sous prétexte de menaces (fictives) de perturbations. Dans une récente chronique au Voir, vous dénoncez le tout comme une atteinte à la démocratie.

Mais croyez-vous réellement que des gens perturbent les discours des Milo Yiannopoulos et des Jean Charest de ce monde par refus d’entendre leurs arguments? Vous affirmez que ces actions sont contreproductives, car pour convaincre les gens, il faudrait prendre le temps d’entendre les arguments adverses.

Or, on parle ici de politiciens de carrière, de figure médiatiques qui ont de très nombreuses tribunes, d’éditeurs de médias d’extrême droite lus par des millions de personnes.

Vous pensez sérieusement que l’on n’entend pas leurs arguments?

J’ai une petite nouvelle pour vous, monsieur Baillargeon : nous les entendons tout le temps. Dès que nous ouvrons le journal, que nous allumons la télévision ou que nous visitons les sites de nouvelles.

J’ai une petite nouvelle pour vous, monsieur Baillargeon : nous les entendons tout le temps.

Et contrairement à ce que vous dites, la gauche radicale qui est à l’origine de ces perturbations débat constamment avec des gens qui ne sont pas d’accord avec elle. Elle ne dispose tout simplement pas des tribunes médiatiques susceptibles de rendre ses positions accessibles au grand public.

Quand une conférence de Jean Charest est perturbée, ce n’est pas pour empêcher que d’autres l’entendent. Les militant.e.s savent très bien que le politicien aura de nombreuses autres occasions de s’exprimer. La perturbation est une tactique pour diffuser un message aux élites : il existe des gens qui résistent à leurs politiques et, ici, nous ne les laisserons pas faire.

Vous dites qu’il serait préférable, au nom de la démocratie, de profiter de ces évènements pour dialoguer avec ceux qui ne pensent pas comme nous. Mais à ce que je sache, nous vivons toujours dans une société inégalitaire, où une minorité possède la majorité de la richesse et où la concentration des médias aux mains d’entreprises capitalistes marginalise toute critique un tant soit peu radicale de ces inégalités. Ces inégalités persistent parce que ceux au sommet ont intérêt à maintenir le statu quo – voir à renforcer leur pouvoir.

Or, la définition même de la démocratie que vous tirez du philosophe libéral John Dewey devrait allumer une petite lumière face à ce constat : si le prérequis au débat démocratique est le partage d’intérêts communs, peut-on vraiment dialoguer avec des gens dont les intérêts sont diamétralement opposés à ceux de l’immense majorité de la population?

Nous ne pourrons jamais convaincre par le dialogue ceux et celles qui profitent du système. Il faut reconnaitre ces gens pour ce qu’ils sont : des ennemis politiques. Pas des rivaux, pas des adversaires, pas des gens avec qui on n’est simplement «pas d’accord». Non. Des gens dont les intérêts divergent fondamentalement des nôtres. Eux, ils ne se gêneront pas pour travailler sans relâche à nous marginaliser en nous enlevant toute ressource qui nous permettrait de diffuser notre discours et de nous organiser.

Ce n’est pas la gauche radicale qui menace la démocratie. La démocratie, elle est déjà en pièces. Ce n’est pas pour rien que le cynisme envers la classe politique atteint des sommets, que les multinationales semblent avoir plus de poids dans les décisions politiques que le bien-être des peuples et que des gens comme Donald Trump peuvent devenir président des États-Unis.

Ce n’est pas la gauche radicale qui menace la démocratie. La démocratie, elle est déjà en pièces.

Bref, perturber une conférence, c’est un moyen d’expression pour les sans-tribunes. Un moyen qui leur permet de faire face à une élite qui n’a aucun intérêt pour le dialogue, le compromis et la démocratie.

Dans ce contexte, monsieur Baillargeon, votre défense libérale de la liberté d’expression, ce n’est que la défense de la liberté d’expression des puissants.

Dans ce contexte, monsieur Baillargeon, votre défense libérale de la liberté d’expression, ce n’est que la défense de la liberté d’expression des puissants. De ceux qui ont déjà les moyens matériels de s’exprimer et de se faire entendre.

Est-ce que cette tactique est toujours appropriée? Non. Il faut avoir un débat franc sur les moments où elle doit être utilisée. Mais le cas de la manifestation à Berkeley contre Milo Yiannopoulos était un cas exemplaire. Dans le contexte de l’élection de Trump et de la mise en place de politiques racistes, la perturbation de l’évènement n’avait rien à voir avec la censure. Il s’agissait au contraire de l’expression d’une volonté collective visant à résister à ces mesures en s’en prenant à un symbole de la légitimation de ces politiques.

Est-ce qu’il serait préférable de profiter de ces conférences pour y offrir un contre-discours? Encore une fois, cela dépend. Dans bien des grandes conférences, le temps alloué aux questions de la salle est court et le conférencier a toujours le dernier mot. Tant qu’à y être, il est parfois plus stratégique de perturber l’évènement et en profiter pour discuter avec les gens qui y sont.

Le problème, monsieur Baillargeon, ce n’est pas la critique de ce moyen d’action. C’est que vous posez le débat comme si la liberté d’expression était en danger, comme si cela reflétait un refus de débattre, comme si la gauche radicale était une menace à la démocratie. Par le fait même, vous donnez de l’eau au moulin à nos ennemis politiques et vous marginalisez une composante fondamentale du mouvement de résistance en distordant complètement les motivations à la base de ce genre d’action. Cette attitude est particulièrement évidente lorsque vous criez au loup à propos de l’annulation d’une conférence où Mathieu Bock-Côté devait participer, alors que ladite conférence était à peine à l’état de projet, qu’aucune menace réelle n’avait été faite, et que Bock-Côté lui-même ne s’en était pas plaint.

Certes, la droite se pose en victime à chaque fois qu’on annule ce genre d’évènements. Mais elle le fera à chaque fois que nous agirons contre elle de toute manière. Le choix des stratégies à prendre pour la confronter dépend de notre capacité à légitimer nos actions dans les sphères publiques. En tant qu’intellectuel public de la gauche, vous partagez la responsabilité de participer à cette légitimation. En ce moment, vous nous tirez dans le pied en faisant précisément l’inverse. Vous prétendez défendre la démocratie, mais dans les faits, vous défendez le droit de parole des puissants.

L’auteur de cette lettre ouverte, Alain Savard, est doctorant en science politique à l’Université York à Toronto.