Cet engouement confortera-t-il conservateurs et réactionnaires dans leur certitude que le féminisme n’intéresse que des femmes de l’élite déconnectées du «vrai monde»? Pourtant, plus de 50% des personnes qui s’inscrivent à l’UQAM sont les premières de leur famille à entrer à l’université. Sans doute rêvent-elles d’ascension sociale, mais ne viennent-elles pas du «vrai monde»?

Le féminisme contre le peuple?

La droite poutine (le pendant de la gauche caviar…), composée de conservateurs et de réactionnaires de salon, aime bien prétendre que le féminisme est l’affaire d’une petite clique déconnectée du «vrai monde». La droite poutine le sait, car elle seule connaitrait ce que pense et veut le «vrai monde». Cette droite poutine fait régulièrement référence à la thèse de George Orwell, qui prétendait que les ouvriers anglais des années 1930 se détournaient du socialisme, car ce mouvement ne comptait que des «buveurs de jus de fruits», «des nudistes en sandales», des «pacifistes» et… des «féministes». Le correspondant à Paris d’un quotidien montréalais ramène cette thèse régulièrement : les partis de gauche perdent aujourd’hui les élections parce qu’ils ont abandonné la classe ouvrière pour embrasser la diversité et promouvoir, entre autres, le féminisme.

Or, Jessica Candelario Perez a proposé une analyse percutante de la représentation que proposait Orwell des femmes et des féministes, dans ses romans et ses essais. Elle a souligné qu’«un antiféminisme envahissant se manifeste clairement dans son œuvre. Il était incapable de mentionner le féminisme et le mouvement pour le droit de vote des femmes sans dédain». Il semblait ignorer la part féminine dans le prolétariat et la production capitaliste. Quand des femmes se mobilisaient dans un mouvement pour et par les sans-emploi, par exemple, il les dépeignait comme un «troupeau de moutons — filles béates et femmes d’âge moyen aux formes lourdes assoupies sur leur tricot». Quant à la famille ouvrière où s’incarnerait le sens commun de la décence (common decency) qu’Orwell chérissait tant, voici le portrait qu’il en proposait : «les soirs d’hiver après le thé […]. D’un côté du foyer, Père, en bras de chemise, assis dans le fauteuil à bascule, est plongé dans les résultats des courses. De l’autre, Mère, fait de la couture.» Conservateur patriarcal et antiféministe, voici un trait méconnu du célèbre George Orwell.

Postféminisme?

Cette idée que le féminisme n’intéresse pas le «vrai monde» est aussi vieille que le féminisme lui-même. De même que l’annonce de sa mort. En France, l’antiféministe Théodore Joran suggérait en 1906 que le féminisme n’avait été qu’«une mode passagère et déjà défunte». Cette idée est reprise régulièrement depuis les années 1970. On évoque le «postféminisme» des jeunes femmes, qui se sentiraient étrangères aux organisations féministes contrôlées par des féministes d’une autre génération. Susan Faludi, qui a signé Backlash : la guerre froide contre les femmes pendant les années Reagan, a expliqué comment on est parvenu à un tel constat : une journaliste rapporte avoir discuté avec deux ou trois copines dans la jeune trentaine, dans une soirée mondaine ou un café branché. Elles lui ont révélé ne pas se sentir en phase avec le féminisme et préférer vivre comme elles l’entendent. Voilà pour le phénomène de société. Parler d’équité salariale et de violence sexuelle, c’est ringard. Leurs priorités? Trouver l’amour (hétéro), jouir d’une sexualité débridée, (puis) avoir des enfants et rester à la maison pour s’en occuper. Nous, les hommes, trouverons bien à nous accommoder d’un tel (post)féminisme.

Cette idée que le féminisme n’intéresse pas le «vrai monde» est aussi vieille que le féminisme lui-même.

Pour connaitre l’avis des femmes sur le mouvement féministe, il serait sans doute pertinent de consulter quelques sondages réalisés auprès des femmes. Ces sondages existent, pour les États-Unis et pour la France (je n’ai pas trouvé de sondage aussi précis pour le Québec). La réalité alors dévoilée est bien différente de celle imaginée par Orwell dans les années 1930 de même que par les chroniqueurs de la droite poutine.

Premier constat : les femmes s’identifient majoritairement au «mouvement des femmes». Un sondage a révélé, en 2013, que 75% des Françaises jugent le féminisme toujours pertinent (même le journal de droite Le Figaro a rapporté la nouvelle). Aux États-Unis, un sondage de 2016 révélait que 60% des Américaines s’identifient au féminisme. Fait à souligner : le mouvement féministe obtient aussi l’appui de 33% des hommes aux États-Unis. En amalgamant les appuis féminins et masculins, le mouvement des femmes obtient bien plus d’appuis que le Parti démocrate ou le Parti républicain (en considérant le taux d’abstention de 55%).

En amalgamant les appuis féminins et masculins, le mouvement des femmes obtient bien plus d’appuis que le Parti démocrate ou le Parti républicain (en considérant le taux d’abstention de 55%).

Deuxième constat : les jeunes Américaines (18 et 34 ans) expriment un taux d’appui plus élevé que la moyenne des femmes et considèrent à la plus forte majorité que ce mouvement mène les luttes qu’elles jugent prioritaires. Seulement 16% de ces jeunes femmes considèrent le féminisme comme dépassé.

Troisième constat : d’autres sondages ont montré que les Afro-américaines sont les plus nombreuses à se dire «très favorables» et «favorables» au mouvement des femmes, bien devant les femmes d’origine européenne (dites «blanches»). En France, des sondages ont révélé un taux d’appui plus élevé chez les ouvrières et les employées, et plus bas chez les femmes exerçant une profession libérale ou intellectuelle.

Même si elle se prétend en phase avec le «vrai monde», la droite poutine est déconnectée de la réalité sociale et politique de la majorité des femmes, dont les jeunes et celles des classes moyennes et défavorisées.

Dernier constat : selon divers sondages, les premières préoccupations des femmes d’aujourd’hui sont en phase avec celles du mouvement féministe, à savoir l’autonomie économique et la sécurité face aux violences physiques et sexuelles. Ce qui relève du sens commun de la décence, quand on y pense bien, si le «commun» inclut aussi les femmes…