Mais la vitesse à laquelle l’actualité déferle fait que la réalité nous rattrape et que nous sommes obligés de réagir.

C’est ce qui se produit cette semaine, dans la foulée du discours de Donald Trump devant le Congrès.

Propagande : complicité honteuse

Mon collègue de plume Francis Dupuis-Déri a abordé le sujet de la propagande dans le contexte de la guerre la semaine dernière dans sa première chronique pour Ricochet, Tout va bien à Mossoul, rappelant au passage le travail accompli par Noam Chomsky et Edward S. Herman dans La fabrication du consentement.

Suite au discours de Donald Trump, lundi, les grands médias se sont livrés une fois de plus à une entreprise de vérification des faits – travail qu’il demeure important de reconnaître comme nécessaire en cette ère du triomphe du mensonge dans les hautes sphères du pouvoir.

Il semble toutefois qu’ils aient encore oublié d’installer le filtre qui permet de débusquer les envolées lyrico-guerrières pour ce qu’elles sont : une perversion de la vérité, un vulgaire pitch de vente qui instrumentalise le sacrifice de soldats pour le plus grand bonheur des marchands de mort.

«Ryan est mort comme il a vécu : un guerrier et un héros qui a combattu le terrorisme et a assuré la sécurité de notre nation», a dit Trump en parlant de Ryan Owens, le Navy SEAL tué au Yémen il y a quelques semaines.

Non.

Ryan Owens est mort dans un raid bâclé que le président a ordonné, dans un pays où le proxy occidental local, l’Arabie saoudite, bombarde des marchés publics en toute impunité. Le tout dans le cadre d’une guerre sans fin déclenchée par un de ses prédécesseurs, George W. Bush, et amplifiée par celui qu’il a remplacé, Barack Obama. Vingt civils yéménites ont été tués. William Owens, le père de Ryan, a refusé de rencontrer Trump et a demandé une enquête sur les circonstances du raid, contrairement aux mercenaires de la droite médiatique qui ont refusé d’y voir un deuxième Benghazi. Imaginons un peu leur réaction si un président ou une présidente démocrate était en poste au moment du raid…

Et l’assemblée applaudit. Des images d’une veuve en larmes et instrumentalisée par le pouvoir en place ont fait le tour du monde. Les médias ont copié-collé cet hommage livré par le Chickenhawk-en-chef qui, quelques jours auparavant, autorisait une hausse substantielle du trésor de guerre, insultant au passage (encore!) les soldats américains en regrettant «qu’ils ne se battent plus pour gagner» et que «l’Amérique ne gagne plus de guerres».

Quand va-t-on cesser de tolérer cette propagande, surtout quand elle est véhiculée par un poltron qui s’est sauvé du «draft» pendant la guerre du Vietnam? Parlant de propagande, cette vulgaire entreprise se situe juste en-dessous de ce que l’administration Bush a fait avec les soldats Pat Tillman et Jessica Lynch, il y a un peu plus d’une décennie : carrément inventer des faits d’armes pour faire pleurer et inspirer la Nation, puis l’unir derrière son président pendant que les compagnies d’armes comptent leur argent et que les familles enterrent leur enfants.

Exiger des comptes

Il faut dire que le sujet m’est particulièrement sensible.

Il y a déjà 9 ans, je rentrais à la maison après une mission de sept mois en Afghanistan, une guerre qui a changé ma vie, pour le meilleur et pour le pire.

Des centaines d’heures passées à assurer la défense du camp Nathan Smith contre une menace fantôme mais constante. Être responsable de la vie de 300 personnes. Des milliers de kilomètres parcourus à escorter convois, personnel et VIP sur les routes les plus dangereuses du monde, où chaque caniveau pouvait contenir une bombe artisanale, où chaque poteau métallique pouvait servir de marqueur pour synchroniser la détonation d’un engin explosif, où chaque «spot» de bitume frais pouvait dissimuler une plaque métallique agissant comme détonateur, où chaque flanc de montagne pouvait cacher un groupes d’hommes armés de mitrailleuses et de lance-roquettes.

Sept mois à sentir la pointe de l’épée de Damoclès effleurer nos têtes. Sept mois à témoigner chaque jour de la corruption que nous avons contribué à faire croître alors que nos actions, guidées par la realpolitik et la philosophie du moindre mal, créaient une nouvelle classe d’oppresseurs plutôt que d’aider un peuple fatigué par 40 ans de guerres ininterrompues.

Au milieu de tout ça, l’impuissance d’un jeune caporal-chef de 26 ans, commandant-adjoint d’une section d’infanterie qui avait sous sa charge, avec son sergent, le bien-être et la sécurité de 8 jeunes soldats et qui croyait que lui et ses camarades allaient changer le monde.

Il aura fallu quelques temps pour me rendre compte que cette aventure avait laissé ouvertes des cicatrices mentales qui ne se referment que péniblement et qui, périodiquement, ont présenté des signes d’infection. Un peu comme la blessure de Frodo dans Le Seigneur des Anneaux, elles me rappelleront momentanément et ponctuellement des douleurs qui resteront probablement éternelles.

Mais contrairement à 158 de mes camarades, j’ai survécu. J’ai publié un livre à propos de cette guerre, L’Afghanicide : cette guerre qu’on ne voulait pas gagner. Je suis retourné en Afghanistan en novembre 2013, cette fois comme journaliste, où je n’ai pu que confirmer que les sacrifices consentis furent vains.

Je demeure persuadé que la meilleure façon d’honorer le sacrifice de ces soldats n’est pas de leur ériger des monuments qui jettent de l’ombre sur la vérité à propos de ces guerres où ils sont envoyés, mais plutôt d’exiger des comptes de la part des hommes et des femmes de pouvoir qui, dissimulés derrière leur forteresse dorée, sacrifient des jeunes pour assouvir leurs ambitions.

Un jour, nous devrons cesser de tolérer cette hypocrisie.