Dans le documentaire «L’encerclement : la démocratie dans les rets du néolibéralisme» de Richard Brouillette, l’économiste Filip Palda résume sa vision de la liberté et de la démocratie en une phrase aussi simple que vulgaire.
«La liberté, c’est de pouvoir choisir ses maîtres», dit-il.
En gros, une marque de yogourt, pour reprendre l’idée de Pierre Falardeau.
Disons que cette déclaration surprend peu venant d’un fellow de l’Institut Fraser, sorti de la chaine de montage de l’usine à grands capitalistes de l’Université de Chicago. En quelques mots, le professeur de l’École nationale d’administration publique (institution dont est aussi sorti Éric Duhaime) avoue son impuissance devant la force titanesque de l’élite néolibérale. Il confesse sa résignation à encarcaner la liberté à l’intérieur d’une boîte cadenassée, dont les détenteurs ont jeté la clé dans le même caniveau où ils rêvent d’envoyer ce qu’ils voient comme les ennemis du monde libre : les programmes sociaux, l’impôt progressif (voire l’impôt tout court) et la solidarité syndicale.
J’insiste pour dire que cette impuissance et cette résignation sont siennes – quelques-uns d’entre nous conservons tout de même ne serait-ce qu’un brin d’intégrité et d’amour-propre.
Elle met aussi en évidence ce qui rend possible l’épanouissement de l’oligarchie à l’ombre de ce que nous croyons être une société démocratique, comme de la mauvaise herbe qui croît sans grand besoin de la lumière du soleil. Des universitaires achetés par le pouvoir se présentent comme des chantres de la liberté individuelle et entretiennent le mythe pourtant déboulonné de la théorie du ruissèlement économique. Une véritable confrérie de mercenaires médiatiques troquent ce discours contre de généreux chèques de paie inversement proportionnel à leur rigueur intellectuelle et le livrent à leur public, cherchant à convaincre l’homme et la femme de la rue à voter et à opiner contre leurs propres intérêts. Des publicitaires se donnant une étiquette de grands communicateurs nous parlent de leur commerce comme s’il était une forme élevée d’expression artistique et non une véritable machine à asservir les esprits.
Au milieu, une population tiraillée et succombant à la tentation d’entretenir ces mythes.
Contre l’oligarchie, l’unité
Dans son livre L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie paru en 2011, le journaliste et essayiste français Hervé Kempf décrit l’oligarchie comme un état politique intermédiaire entre la démocratie et la dictature. Des sortes de limbes dans lesquels la société flotterait sans véritable pouvoir, celui-ci étant détenu par une infinie minorité.
Il s’agit là d’un constat difficilement contestable. En janvier dernier, Oxfam publiait un rapport dénonçant le fait que huit milliardaires possèdent autant de richesses que la moitié la plus pauvre de la planète. L’un d’entre eux, Bill Gates, nous prévenait des dangers d’une pandémie mondiale d’un coin de la bouche alors que l’autre nous vend des vaccins.
Kempf remarque aussi la véritable atomisation des populations, rangées dans des cases aux cloisons qui sont, malheureusement, souvent très étanches. Si on ramène la lutte contre l’oligarchie dans le clivage gauche-droite, le vieux cliché selon lequel la gauche veut avoir raison alors que la droite veut gagner se vérifie trop souvent.
Mais surtout, par un simple et efficace tour de magie exécuté sous forme de propagande, l’oligarchie nous convainc, collectivement, qu’elle n’existe pas. Pire, ceux et celles qui la combattent plus activement sont souvent taxés au pire de conspirationnistes, au mieux de mener de vieilles luttes. Car le néolibéralisme, ces temps-ci, se refait une virginité sous un vernis de progressisme – les maîtres se déguisent en philanthropes et autres distributeurs de charité à coups de canons à glitter et autres armes dans leur arsenal de relations publiques. Ils nous font oublier que malgré leur générosité exempte d’impôt, ils demeurent, justement, les maîtres. Parfois, des fractions de l’élite prétendent affronter leurs semblables en se disant les mieux placées pour les combattre. En vérité, ces personnes et leurs serviteurs agissent comme des agents doubles qui, dans une triste ironie, deviennent les traitres qu’ils faisaient mine de dénoncer. Une tactique redoutable qui nous divise encore davantage que nous le sommes déjà.
Au sud de chez nous les oligarques s’appellent Bannon, Trump, Koch. Ici? Desmarais, O’Leary, Péladeau, Bouchard le commis de dépanneur. De faiseurs de rois à vendeurs de chips. Certains plus riches que d’autres, mais avec le même degré de mégalomanie et le même désir d’influence. Les progressistes libéraux possèdent aussi leurs oligarques : Gates, Soros… Ce sont aussi les PDG des grandes banques de Wall Street, les capitaines du complexe militaro-industriel, les barons de l’énergie fossile, les nouveaux-riches de Silicon Valley, les tsars du pétrole et du gaz russes, les fossoyeurs de peuples qui trouent la terre un peu partout en Afrique, les spéculateurs chinois qui achètent la terre et son sel.
À travers leurs valets politiques aux commandes de l’État et leurs mercenaires médiatiques – soit gavés avec leurs miettes de tables ou simplement aveuglés par leur propre bêtise -, ils vendent les guerres impérialistes comme des entreprises de libération. Une manifestation pour sauver une source d’eau potable et des volontés de libération de peuples deviennent des insurrections à écraser.
Non, l’oligarchie, comme le capitalisme, n’a pas d’idéologie. Uniquement des objectifs. C’est ce qui la rend si efficace et si brutale, capable d’acheter et de contrôler le matériel comme l’humain.
Certaines divisions sont plus évidentes que d’autres – dans son livre, Kempf n’offrait pas une critique, mais un constat de ce qu’elles sont. On ne peut nier la légitimité de la plupart des luttes, qu’elles soient féministes, antiracistes, pour la défense des droits de la communauté LGBT, des Premières Nations… Mais on doit reconnaître que ce n’est qu’en mettant de côté nos divisions et en réalisant quels sont nos intérêts communs que nous pourrons offrir une résistance viable à l’oligarchie.
La liberté, c’est choisir d’être nos propres maîtres.