Dans ce texte, pas un seul mot pour évoquer ou déplorer la tuerie à la mosquée de Sainte-Foy, pas une seule ligne de sympathie pour les victimes et leurs proches. Que cette prose autour de la thèse, critiquable et critiquée (notamment par Rioux lui-même dans un entretien de 2007) , «du choc des civilisations».
Devant cela, le lecteur peut légitimement s’interroger: M. Rioux est-il en train de proposer «un cadre justificatif» à ce crime haineux, en le plaçant sous cette logique soi-disant inéluctable du «choc des civilisations»?
Puisque le chroniqueur se garde bien de faire quelque allusion que ce soit aux événements de Québec, il n’est pas possible de tirer directement cette conclusion. Toutefois, l’ambiguïté du propos reste entière. Ressasser la thèse de Huntington, en qualifiant ce dernier de «visionnaire», cinq jours seulement après la tuerie, laisse nécessairement place à cette possible interprétation. Une interprétation que M. Rioux, qui sait très bien mesurer jusqu’où il peut aller, n’explicite pas plus qu’il ne l’écarte.
Il est remarquable, en outre, de voir que le chroniqueur n’avait rien à dire, en ce 3 février, sur le tueur de Québec, sur son geste, ses motifs présumés et ses victimes. Lui qui, par ailleurs, n’a jamais ménagé ses analyses expéditives et ses opinions tranchées après d’autres attentats comme ceux de Charlie Hebdo, de Berlin ou de Nice.
Dans ce dernier cas, par exemple, il fallait selon lui «nommer l’ennemi» (titre de sa chronique du 22 juillet 2016). Mais pour le crime haineux de Québec, M. Rioux – qui n’a de cesse de pourfendre le concept d’islamophobie – fait montre d’une étonnante «réserve». À la place, il nous parle «subtilement» et «étonnement» de Huntington…
Or, on ne peut pas lire la chronique du 3 février de Christian Rioux sans la situer dans le contexte de la posture rhétorique qu’il développe, depuis des années, dans les pages du Devoir. Par exemple, le 13 janvier, trois semaines seulement avant sa chronique sur Huntington, le chroniqueur publiait un texte qui a fait vivement réagir. Intitulé «La « diversité » ou la tarte à la crème», M. Rioux y fait l’association plus que douteuse entre la diversité ethnoculturelle et un assortiment de poissons. Il y fait également usage des catégories funestes et fumeuses de «racisme à l’envers» et «d’idéal diversitaire».
Comme l’écrivent Jocelyn Maclure et Charles Taylor dans La Presse de ce 8 février:
Il s’agit de prendre conscience, comme nous l’a enseigné la philosophie du langage, que les mots sont des actes dont les conséquences sont de différents ordres. Les actes de parole ne font pas que dénoter; ils constituent, autorisent, valident, encouragent. Lorsqu’un élu propose de faire passer un test de valeurs aux immigrants ou d’interdire l’immigration en provenance de certains pays majoritairement musulmans, il dit implicitement à ceux qui étaient déjà méfiants qu’ils ont raison de l’être et que des mesures radicales s’imposent. […] Des figures médiatiques et politiques québécoises ne manquent jamais l’occasion de souligner que tel ou tel auteur français nie la validité du concept d’islamophobie ou établit un lien (malhonnête) entre le durcissement de la laïcité et la lutte contre l’islamisme radical. Le marché cognitif ne connaît pas de frontières. Les abjectes catégories de l’«islamo-gauchisme» et des «idiots utiles de l’islamisme» ont été allègrement importées dans le débat québécois. En tant qu’intellectuels qui participent au débat public, nous devons tous prêter attention non seulement à ce que l’on dit, mais aussi à l’usage qui est fait de nos idées.
J’ai peu d’espoir que l’éthique de Christian Rioux l’amène à porter quelque attention que ce soit «à l’usage qui est fait de ses idées». Je crois cependant que la direction du Devoir a certainement «le devoir» de s’interroger sur ce que les chroniques publiées dans ce journal «constituent, autorisent, valident et encouragent».
Loin d’être un appel à la censure ou à la restriction de la liberté d’expression, une telle interrogation relève simplement d’une question de politique éditoriale. Un journal «de référence» comme Le Devoir, reconnu pour son sérieux et sa rigueur intellectuelle, a le droit de choisir quelles sortes d’analyses il souhaite privilégier dans ses pages. Tout en reconnaissant la légitime diversité des points de vue, sa direction est néanmoins garante d’une ligne éditoriale s’inscrivant dans une longue tradition. Pour rester cohérente, cette ligne éditoriale doit continuellement opter entre diverses postures idéologiques possibles. En privilégier certaines plutôt que d’autres, c’est simplement, pour un média, assumer pleinement sa responsabilité à l’égard du type de débat public qu’il souhaite alimenter.