Le premier ministre Philippe Couillard a donné le ton en exprimant son incrédulité devant un tel massacre visant spécifiquement la communauté musulmane : «On dit tous spontanément: « Chez nous, à Québec? Oui, oui… chez nous à Québec! »». Le maire Régis Labeaume a renchéri en constatant que «malgré la paix qui règne ici, nous n’étions pas à l’abri. On vient de vivre la fatalité».
À travers différentes déclarations, c’est bien la surprise et la stupéfaction qui se sont fait entendre. «Comment est-ce possible ici?», ont demandé plusieurs voix. Une question qui en dit long sur le manque de sérieux accordé aux militant-e-s qui, depuis des années, déploient des énergies démesurées pour faire reconnaître les divisions ethniques et raciales qui traversent la société québécoise.
Une erreur politique
En creux de ces réactions, c’est une image déformée de la réalité sociale qui se dessine. Une vision qui fait du Québec une société pacifiée, où les rapports ethniques seraient placés sous le signe de l’harmonie la plus totale et où les quelques épisodes conflictuels seraient des données aberrantes. La société la plus accueillante au monde, se dit-on pour se flatter dans le sens du poil. Un eldorado où «nos» minorités ne trouveraient que respect, générosité et ouverture.
Et lorsqu’une tragédie survient, on tente à tout prix de sauver cette représentation confortable pour éviter les difficiles remises en question. «Le Québec n’est pas comme ça. Le Québec n’est pas raciste.» Ou alors, on s’empresse d’étouffer toute réflexion sur le sens politique des événements en le camouflant sous un diagnostic de folie.
De telles illusions sont contraires aux objectifs de la gauche, qui devrait en principe chercher à transformer les rapports inégalitaires partout où ils se trouvent. Or, prétendre que ces rapports seraient pratiquement absents d’une société donnée, c’est renoncer à avoir une prise sur eux. La question n’est pas de déterminer si «le Québec» est ou n’est pas raciste. Aucune société n’est un bloc monolithique. Nous l’avons bien vu hier, à l’occasion des vigiles organisées aux quatre coins du Québec en solidarité avec les musulman-e-s. Il s’agit plutôt d’admettre qu’ici comme ailleurs, des forces s’opposent pour le maintien ou la transformation d’un ordre social qui réserve les places dominantes aux uns et les places subalternes aux autres.
Au lendemain de l’attentat d’Orlando, en juin 2016, nous mettions en garde contre la tendance à idéaliser un présent où l’oppression ne serait que simple résidu. Il s’agissait à nos yeux d’un anesthésiant politique risqué, d’un éteignoir de luttes sociales. Le même constat s’applique aujourd’hui. Comme l’affirme la sociologue Christine Delphy, on ne s’évade pas du monde réel sans en payer chèrement le prix : se priver de toute chance de le changer. Le racisme n’existe pas, nous dit-on. Et pourtant, il tue.
Le rôle des médias
Depuis dimanche soir, plusieurs médias sont sous les feux de la critique. Un lecteur de nouvelles a été interpellé pour avoir parlé de «terrorisme à l’envers», laissant imaginer que le terrorisme «normal» serait nécessairement musulman. La lenteur de certains journaux à parler d’un attentat terroriste a d’ailleurs été dénoncée. Plus largement, certaines personnes s’interrogent : pourquoi avoir accordé d’aussi larges tribunes, ces dernières années, à des figures qui délégitiment sans cesse les efforts d’émancipation des mouvements féministes et antiracistes? Les médias n’ont-ils pas un examen de conscience à faire sur ce plan?
Ces critiques sont bienvenues, et nous espérons qu’elles donneront lieu à des débats de fond. Nous aimerions cependant les pousser un cran plus loin en rappelant que le rôle des médias n’est pas de fournir une représentation apaisante de la société. Le principal obstacle à la réalisation du Québec idéal que certains jugent aujourd’hui attaqué, il est constitué par ceux et celles qui prétendent qu’il existe déjà. La responsabilité qui incombe aux organisations médiatiques implique de mettre en relief tout ce qui défigure dans les faits le portrait sans aspérités brossé par les acteurs sociaux qui ont intérêt à ce que rien ne change. Au risque de déranger.
À la lueur des récents événements, les mots du journaliste Albert Londres trouvent une actualité nouvelle : « […] un journaliste n’est pas un enfant de cœur […] et son rôle ne consiste pas à précéder des processions, la main plongée dans une corbeille de pétales de roses. Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort. Il est de porter la plume dans la plaie».
Pour un pessimisme combatif
Regarder la réalité en face est parfois un exercice déplaisant. C’est particulièrement le cas aujourd’hui, alors qu’il faut se remémorer les victimes d’une violence raciste inouïe et panser les plaies de ceux et celles qui restent debout.
Aussi douloureux soit cet acte qui consiste à voir le monde tel qu’il est plutôt que comme on voudrait qu’il soit, nous pensons qu’il s’agit d’un geste nécessaire à sa transformation. Il faut donc refuser le statu quo auquel nous condamne le maintien d’une vision idyllique de la société québécoise. Accepter de profondes remises en question. Et se mettre à lutter, ensemble, pour changer le monde réel.