J’ai rencontré Ana dans la forêt Atlantique, une forêt tropicale humide qui borde toute la côte brésilienne et qui a été décimée à plus de 90%, notamment pour y planter de la canne à sucre. Quand on fait de la route sur la côte, on voit les champs à perte de vue qui ondulent sous le vent. C’est beau et triste à la fois, quand on sait que notre voiture «flex fuel» roule à l’ethanol puisé à même cette déforestation.
J’étais là-bas pour un stage en biologie, au sujet de l’effet de l’urbanisation sur les micromammifères et micromarsupiaux – c’est toujours glam de le préciser. Elle faisait de la recherche comme vétérinaire sur le même terrain. Ça a cliqué entre nous le jour où elle m’a demandé: «O que é “qu’est-ce que c’est”?», textuellement «Qu’est-ce que c’est “qu’est-ce que c’est”?». Et moi de répondre «O que é» («Qu’est-ce que c’est»). Pensant que j’avais mal compris sa question, elle l’a répétée et j’ai répondu la même chose. Le jeu a duré plusieurs minutes jusqu’à ce qu’elle comprenne le quiproquo et que nous soyons prises d’un fou rire interminable.
Le rêve d’Ana était de faire des études supérieures dans un pays «du premier monde». Je ne savais même pas qu’une chose telle que le premier monde existait avant de la rencontrer. Quand je suis rentrée de ce stage, je lui ai envoyé une offre que j’avais reçue pour une maîtrise à St-Hyacinthe, la faculté de médecine vétérinaire de l’Université de Montréal. Je l’ai aidée un peu à traduire quelques papiers, tout s’est passé très vite et quand je suis revenue de mon deuxième stage au Brésil, elle rentrait avec moi. C’était en août 2009.
Plus de 7 ans se sont écoulés depuis. Ana a eu le temps de changer de maîtrise et de diplômer en physiologie humaine à la faculté de médecine de l’Université de Sherbrooke. Elle parle maintenant couramment français, elle a occupé plusieurs emplois, comme téléphoniste dans un centre d’appel, puis comme aide-technicienne en santé animale dans une clinique de Sherbrooke, comme gardienne d’un parc animalier, comme technicienne dans un laboratoire de génétique et désormais comme technicienne en santé animale dans une clinique de Montréal. Évidemment, si elle voulait pratiquer comme vétérinaire ici, il faudrait qu’elle passe les examens d’équivalence.
Mais voilà, les trois examens coûtent ensemble environ 10 000$ – un examen de connaissances générales, l’examen final des étudiants en médecine vétérinaire du Québec et un examen pratique. Avec les coûts de traduction de documents, du matériel préparatoire et de déplacement et de logement, s’il faut faire un des examens dans une autre ville, cela porte le total entre 15 000 et 18 000$. Ana gagnait en moyenne entre 10,25 et 16$/h dans les différents emplois qu’elle a occupés. Quand elle pouvait, elle envoyait de l’argent à ses parents, qui l’avaient aidée à amasser les sommes nécessaires pour son départ (travailler comme vétérinaire n’est pas du tout payant au Brésil). Comment économiser autant avec un salaire qui tourne autour du minimum viable? Et comment trouver le temps d’étudier pour ses examens quand on travaille déjà à temps plein? Et pourtant, Ana l’a fait. Après six ans, elle avait réussi à rassembler presque tout le montant nécessaire, elle a passé ses soirées et ses fin de semaines devant ses bouquins pendant neuf mois. Et elle a échoué le premier examen. Trois fois.
Tout ceci soulève certaines questions : la première motivation de l’Ordre des vétérinaires est-elle vraiment de protéger mon chat Gulliver de ces pauvres charlatans venus de l’étranger pour martyriser nos animaux? Ou cherche-t-on plutôt à restreinte au maximum certains actes professionnels pour en justifier les coûts exorbitants? Dans une publication de l’IRIS parue en août 2016, les chercheurs se demandaient si «les ordres professionnels protègent davantage les intérêts de leurs membres que ceux du public». A-t-on vraiment peur qu’Ana rate le vaccin annuel de mon fidèle compagnon ou a-t-on simplement trouvé une façon plus politically correct d’empêcher les immigrant-e-s de «voler nos jobs»?
Quand je pense qu’Ana a été spécifiquement sélectionnée comme immigrante parce qu’elle a appris le français, qu’elle est diplômée et en âge de procréer, ça remplit mon cœur de tristesse. Pourquoi faire venir tous ces jeunes professionnels en leur promettant mer et monde si c’est pour ensuite les repousser vers des emplois pour lesquels ils sont surqualifiés? Si on n’a pas la décence de leur offrir une formation d’appoint pour les préparer à leurs examens d’équivalence, à quoi bon une telle sélection?
Dans une autre recherche de l’IRIS publiée l’année dernière, on apprenait que la plupart des personnes qui immigrent au Québec ont réalisé plus d’années d’études que les natifs : «Ainsi en 2012 au Québec, alors que le taux de surqualification de l’ensemble de la population au travail était de 29,7 %, celui de la population immigrante atteignait 43,0 %.» Et les femmes sont particulièrement désavantagées, puisqu’elles subissent une double discrimination à l’embauche. Le salaire médian d’une femme immigrante correspond à 56,9% de celui d’un homme natif. Alors non non non, personne n’est raciste ni sexiste au Québec, sauf peut-être… quelques employeurs. Et un gouvernement qui ne prend pas ses responsabilités. Comment pourrait-on expliquer de telles statistiques si aucun acteur ni aucune institution ne venait reproduire concrètement des structures qui désavantagent toujours les mêmes groupes?
J’espère qu’en lisant ces lignes, Ana pourra comprendre que son problème n’est pas personnel, mais qu’il est systémique. Que ce n’est pas elle qui échoue son examen, mais le Québec qui échoue à faire une place à des personnes pourtant issues d’une immigration dite «économique». Parce qu’on ne fait pas venir des gens ici pour sauver notre économie sans redistribuer un peu de la richesse qu’ils et elles permettent de maintenir. On ne peut pas rafler aux quatre coins du monde ses travailleurs les plus qualifiés puis leur demander de tenir l’échelle sociale au sommet de laquelle on se trouve. Sinon il y a un mot pour décrire cette situation : l’exploitation.