Claude Lévi-Strauss écrivait dans Le Père Noël supplicié (1952) que chaque société qui adhère à cette fête trouve «des formules inédites pour perpétuer, transformer ou revivifier des usages anciens» associés à cette période forte de l’année. Tout en trimballant avec elle des objets culturels parfois millénaires, Noël parvient sans cesse à s’incruster ici et là dans des contextes extrêmement variés en se rattachant à des ancrages locaux et en épousant de nouveaux imaginaires. Sa capacité d’adaptation est étonnante.
Du Soleil au Christ au Père Noël
Il faut dire que le solstice d’hiver est un moment de transition astronomique propice aux rituels collectifs. La sociologue Martyne Perrot souligne dans son Ethnologie de Noël (Grasset, 2000) que déjà en des temps très anciens, ce moment de bascule où la lumière commence à reprendre le dessus sur l’obscurité suscitait en Europe des célébrations païennes du soleil, de la vie et du renouveau. Dans l’Antiquité, les Saturnales romaines de décembre célébraient le dieu des Semailles et déjà, on y organisait des festins, on décorait les maisons de lierre et on s’échangeait des présents. «C’est là sans doute le plus lointain souvenir du réveillon», avance l’auteure.
Le culte de Sol Invictus (ou Soleil Invaincu), religion romaine officielle à partir de 274, a par la suite occupé le 25 décembre avant d’être mangé à son tour par le monothéisme chrétien promu par l’empereur Constantin. Ainsi, cette date, considérée également par l’historien Mircea Eliade comme le «jour de naissance de toutes les divinités orientales», était toute désignée à Rome pour y plaquer stratégiquement au IVe siècle la célébration de la naissance du Christ, facilitant l’implantation de la religion dans l’empire.
L’arrivée triomphale du Père Noël à Montréal au tournant du XXe siècle a pour sa part fait de la fête un «amalgame nouveau de sacré et de capitalisme», selon les mots du sociologue Jean-Philippe Warren. Car bien que sa commercialisation à l’américaine soit venue ici faire ombrage au petit Jésus, évoque-t-il dans son essai Hourra pour Santa Claus (Boréal, 2006), la métamorphose a tout de même recyclé certaines grandes valeurs du Noël catholique. Et proposé un nouveau Dieu tout-puissant.
Noël travaille pour l’ordre
Si l’on considère avec l’ethnologue Georges Balandier — cité par Martyne Perrot — que «le rite travaille pour l’ordre», on peut suggérer que chaque mouture de Noël travaille annuellement à la régulation d’un certain ordre social. Selon Perrot, la fête semble avoir pris très au sérieux cette fonction depuis le XIXe siècle.
Par exemple, dans le Londres victorien et nouvellement industrialisé de Dickens, la fracture sociale est ressentie de plus en plus vivement. C’est la bourgeoisie anglaise qui adopte la première un Noël plus intime que populaire, dans lequel elle met en scène sa propre réussite et les nouvelles valeurs qu’elle souhaite incarner : famille, enfance et charité. Martyne Perrot écrit que la charité de Noël est l’occasion pour cette classe de se distinguer tout en atténuant les menaces de désordre ou de révolte. La dinde (ou l’oie) de Noël, de plus en plus populaire, en vient qu’à traduire symboliquement l’état de l’inclusion sociale dans la société anglaise. Elle devient un droit.
Dans le Montréal de 1885-1915 décrit par Jean-Philippe Warren, Noël devient la locomotive de la nouvelle société de consommation nord-américaine. Le sociologue rappelle l’avènement dans la métropole des artères commerciales et des grands magasins comme Dupuis Frères, nouveaux espaces de socialisation débordant de marchandises en vitrine. Usant de publicités à saveur éditoriale, les fiers marchands vendent désormais du bien-être moderne, de l’abondance et de la réussite pour quiconque sait adopter de saines habitudes d’épargnes et de magasinage. La présence décomplexée de Santa Claus — figure syncrétique exemplaire s’il en est une — servira de caution morale à la dépense.
La symbolique des cadeaux
Comme le fait Martyne Perrot, on peut établir un parallèle entre l’échange de cadeaux et les analyses offertes par l’anthropologue Marcel Mauss dans son classique Essai sur le don (1924). On peut ainsi affirmer que l’échange et la circulation des objets sont fondés sur un principe de réciprocité se retrouvant au cœur même de la reproduction des sociétés. Ces gestes, au fond, serviraient à réaffirmer les liens sociaux et familiaux que nous entretenons. Et bien sûr, à Noël, les gens seuls se sentent plus exclus que jamais, ne donnant ni ne recevant rien de personne. Mais ils s’épargnent au moins le stress qui peut accompagner l’exercice du don et du contre-don, dont les règles sont largement implicites. La pratique peut provoquer sa part de malaises dans la parenté.
Claude Lévi-Strauss analyse pour sa part les motivations qui se cachent derrière le don annuel des cadeaux aux enfants. Sa réflexion est étoffée, et suggère qu’il persisterait dans la fête de Noël cette crainte archaïque de l’emprise de la mort sur la vie, qui se manifeste symboliquement de l’Halloween au solstice d’hiver. À l’époque moderne, on serait davantage dans la peur de l’appauvrissement. Les adultes, à travers le rite de passage que peut représenter l’entretien de la croyance au Père Noël chez les enfants, feraient en quelque sorte une ultime offrande symbolique en faveur de la vie et de l’abondance.
Le célèbre anthropologue, depuis 1952, nous interroge : «N’est-ce pas qu’au fond de nous veille toujours le désir de croire, aussi peu que ce soit, en une générosité sans contrôle, une gentillesse sans arrière-pensée; en un bref intervalle où sont suspendues toute crainte, toute envie et toute amertume?» Possible, pourrait-on lui répondre. Et c’est pourquoi les adultes, au fond, essaient peut-être seulement de se réchauffer eux-mêmes l’âme et le cœur à la flamme scintillante de leurs enfants ainsi montés en bateau.
Noël n’en est pas à une réinvention près. Qui sait ce qui l’attend demain?
Joyeuses fêtes!