Céline Hequet écrit :

[O]n ne peut pas prouver que les cygnes noirs n’existent pas, même si on n’en a jamais vu, parce qu’aucun scientifique ne peut avoir accès à tous les cygnes du monde. […] Or, c’est ce que prétend parfois faire le Pharmachien. Par exemple, il affirme que l’echinaceae n’a peu ou pas d’effet puisqu’aucune étude n’est venue valider son fonctionnement […]. Cependant, la méthode déductive de contrôle ne nous permet de faire de telles affirmations.

En bref, comme on ne peut jamais faire la preuve d’une absence à partir de l’absence de preuves, Olivier Bernard ne devrait pas affirmer sans détour que l’échinacée est sans effets positifs. C’est impossible à prouver.

Cet argument ne tient pas la route. Ainsi formulé, il prouve beaucoup trop. Si Céline Hequet a raison, il faudrait réviser toutes sortes de nos croyances. Il faudrait accepter que nous ne savons pas si les dragons existent, si les chats se parlent entre eux quand les humains ne regardent pas, si les gâteaux ont chaud lorsqu’on les met au four et ainsi de suite. Remarquez : je ne dis pas que croire aux pouvoirs bénéfiques de l’échinacée est aussi irrationnel que de croire à l’existence des dragons. Je dis plutôt que l’argument avancé par Céline Hequet repose sur un principe qui nous proscrit d’affirmer l’inexistence des dragons. Cela n’empêche pas qu’il vaille la peine de l’examiner plus attentivement, ne serait-ce que pour mieux comprendre comment la science fait avancer nos connaissances.

Céline Hequet affirme qu’«une affirmation non prouvée comme vraie n’est pas la même chose qu’une affirmation prouvée comme fausse». Elle a tout à fait raison. On parle en anglais de différence entre «the absence of evidence» (l’absence de preuves) et «the evidence of absence» (la preuve de l’absence). Notez que le mot «evidence» en anglais est moins fort que «preuve», mais plus fort qu’ «indice» (dans le monde philosophique francophone, on utilise l’expression technique «données probantes»). C’est une réelle distinction à laquelle il faut faire attention. Par exemple, si je n’ai aucune preuve qu’il pleuvra demain, cela ne veut pas dire qu’il est prouvé qu’il ne pleuvra pas demain.

En revanche, il y a des moments où l’on peut faire le pont entre le manque de preuves et la preuve d’un manque. Permettez-moi d’utiliser un exemple assez simple qui n’est pas émotivement chargé (comme l’exemple des preuves de la théorie de l’évolution ou de l’inefficacité des produits naturels). Cet exemple est tiré de la littérature contemporaine en épistémologie, soit l’étude de la connaissance, à laquelle Céline Hequet nous exhorte avec raison à nous intéresser.

BILLES J’ai deux sacs de billes. Le premier contient 100 billes noires. Le deuxième contient 50 billes blanches et 50 billes noires. Je choisis un sac et je vous demande de piger des billes dedans (sans regarder à l’intérieur!) afin de déterminer si vous avez devant vous le premier ou le second sac. Vous pigez douze billes noires de suite.

Dans l’exemple des billes, vous ne pouvez pas avoir la certitude absolue que le sac devant vous est le sac contenant 100 billes noires plutôt que le sac contenant 50 billes noires et 50 billes blanches. Vous n’avez pas de preuve au sens mathématique. Vous seriez surpris, bien sûr, si la treizième bille était blanche, mais c’est possible. La preuve au sens fort ne sera disponible qu’après avoir pigé 51 billes.

Vous avez donc l’«absence de preuve» que le sac devant vous contient 50 billes blanches et 50 billes noires. Mais vous pouvez en tirer la «preuve de l’absence», c’est-à-dire la «preuve», au sens de «evidence», que le sac de billes devant vous n’est pas celui qui contient 50 billes de chaque couleur. Autrement dit, vous pouvez, à partir de l’absence de preuve que le sac devant vous contient des billes blanches, inférer raisonnablement qu’il n’en contient pas. Notez qu’il ne s’agit pas d’un simple raisonnement inductif (je définis l’induction plus loin). Vous ne déduisez pas que la prochaine bille sera noire simplement parce que les billes précédentes étaient noires. Vous déduisez que la prochaine bille sera noire en vertu du fait que les chances que vous ayez devant vous un sac contenant 50 billes blanches et 50 billes noires sont extrêmement minces (moins de 0,006 %). Vous avez donc des faits observés (douze billes noires pigées) et une explication (vous avez pigé douze billes noires parce que c’est le sac contenant 100 billes noires qui est devant vous).

De la même manière, les scientifiques ont, disons, six théories scientifiques qui semblent plausibles pour expliquer la disparition des dinosaures. Ils peuvent montrer qu’il y en a cinq qui sont hautement improbables ou difficiles à défendre. (Si les dinosaures étaient morts directement à cause de l’impact d’un astéroïde, pourquoi les autres animaux ont-ils survécu?) Cela leur donne de bonnes raisons de croire que la sixième est vraie. Bien sûr, ils l’endossent en attendant de la perfectionner ou d’en élaborer une septième, mais il serait déraisonnable de croire, en attendant, que la deuxième est vraie. Appelez ce processus de va-et-vient entre la théorie et le test en laboratoire la méthode d’«abduction».

Il y a une différence fondamentale entre l’abduction, l’induction, et la déduction. L’induction, c’est l’inférence de quelque chose simplement à partir d’observations passées. Le soleil se lève chaque jour; il se lèvera demain. Le problème, c’est que l’induction échoue souvent : par exemple, quand le poulet croit que le fermier vient le nourrir comme à l’habitude alors qu’il vient lui couper le cou ou quand je crois qu’il va pleuvoir demain parce que j’habite en Angleterre. La déduction, c’est l’inférence d’une proposition à partir d’autres propositions simplement en vertu de règles logiques. Si les carrés sont des rectangles et que les rectangles sont des figures géométriques, alors les carrés sont des figures géométriques. L’abduction, c’est la méthode privilégiée en sciences. Elle n’est pas déductive et donc ne nous offre jamais de certitude absolue, mais elle n’est pas inductive parce qu’elle s’intéresse aux raisons pour lesquelles le futur ressemblerait au passé. (Le Soleil se lèvera demain parce que la gravité poussera la Terre à tourner comme d’habitude autour du Soleil; mais il n’y a rien qui dit que le fermier ne viendra pas tuer le poulet, surtout s’il est dodu!) Or, les critiques que Céline Hequet mentionne sont des critiques de l’induction, pas de l’abduction!

Si on reprend le passage de Céline Hequet, on a l’argument suivant :

(1) On ne peut pas prouver que quelque chose n’existe pas (par exemple, les effets positifs de l’échinacée) sans avoir de pouvoirs divins (c.‑à‑d. avoir accès à tous les cas pertinents).

(2) Nous n’avons pas de pouvoirs divins.

(3) Donc, nous ne pouvons pas prouver que les effets positifs de l’échinacée n’existent pas.

La deuxième prémisse est vraie; je n’en discuterai pas. La première semble vraie. En fait, la prémisse (1) est vraie seulement si «prouver» signifie «prouver déductivement comme en mathématiques».

Or, si la prémisse (1) est vraie en ce sens, l’argument n’est pas valide (dans le sens technique de «la vérité des prémisses entraîne la vérité de la conclusion»). En effet, le sens de «prouver» fluctue entre les prémisses et la conclusion. La conclusion ne découle donc pas des prémisses.

C’est le même genre de problème que l’on retrouve dans le paradoxe suivant :

(a) Plus il y a de gruyère, plus il y a de trous;

(b) Plus il y a de trous, moins il y a de gruyère;

(c) Donc, plus il y a de gruyère, moins il y a de gruyère.

La solution à ce paradoxe, c’est simplement que «trou» ne veut pas dire la même chose dans (a) et dans (b).

Plus généralement, la certitude n’est pas nécessaire à la connaissance.

Dans l’argument sur l’échinacée, le sens recherché de «prouver» dans (3) n’est pas le même que dans (1). Aucun scientifique sérieux ne croit que ses recherches établissent des faits de la même manière qu’une preuve déductive (mathématique). Et aucun scientifique sérieux ne procède que par simple induction comme le poulet attendant d’être nourri. Les scientifiques procèdent par abduction, comme nous l’avons vu plus tôt. Or, si les scientifiques procèdent par abduction, c’est qu’ils prétendent non pas démontrer des faits au sens déductif, mais montrer que certains faits sont très probables ou qu’il est déraisonnable de ne pas y croire. Après tout, le Pharmachien dit «que l’echinaceae n’a peu ou pas d’effet puisqu’aucune étude n’est venue valider son fonctionnement», et non que nous avons une preuve déductive de ce fait. La certitude absolue, au fond, n’est pas scientifiquement intéressante. Plus généralement, la certitude n’est pas nécessaire à la connaissance. C’est une des leçons majeures de l’épistémologie contemporaine.

Il semble donc raisonnable de croire que l’échinacée est sans effet significatif si au fil des études scientifiques, nous n’en découvrons pas. C’est suffisant pour dire que nous savons que l’échinacée n’est pas un médicament efficace. Il est tout à fait raisonnable de croire que de tels effets n’existent pas. Il semble même carrément irrationnel de postuler le contraire.

L’épistémologie, comme la science, est une discipline difficile. Au final, l’épistémologue et le scientifique doivent tous deux faire preuve d’humilité intellectuelle pour éviter les raccourcis.

Simon-Pierre Chevarie-Cossette est étudiant au doctorat en philosophie à University College, Oxford.

Réponse de la chroniqueuse Céline Hequet

Cette réponse est intéressante d’un point de vue purement épistémologique, mais elle ne change absolument rien à l’argument de fond: il n’y a pas de certitude absolue en sciences pures.

Contrairement à M. Chevarie-Cossette, je crois que les scientifiques pensent que leurs recherches établissent des faits indiscutables. Du moins, c’est l’impression que je garde de mon passage en sciences pures, et c’est également ce que je retiens de cette phrase lancée par le Pharmachien à l’émission Tout le monde en parle: «En science, un moment donné, il faut que tu t’en tiennes aux faits».

L’avantage des exemples de dragons et de chats qui parlent, c’est qu’ils ne sont pas chargés émotivement. Par contre, leur désavantage est justement qu’ils ne représentent pas de réels enjeux de société. Dans l’affaire qui nous occupe, on ne parle ni de billes ni de trous de gruyère: on parle du sort de vraies personnes. Car le véritable enjeu ici n’est bien sûr pas de savoir si l’échinacée fonctionne ou non. C’est de savoir qui peut émettre des vérités dans notre société et comment ces personnes parviennent à ces vérités. En d’autres mots, qu’est-ce qui fait des uns des experts et des autres, des hérétiques?

Dans l’affaire qui nous occupe, on ne parle ni de billes ni de trous de gruyère: on parle du sort de vraies personnes.

Bien sûr, on pourrait conclure par abduction que l’échinacée ne fonctionne pas, puisqu’on n’a pas de preuve probante du contraire. Mais cela ne tiendrait compte ni de la notion de paradigme (qui fait que ce type de recherches jouit de très peu de subventions) ni du fait nos experts d’aujourd’hui ont obtenu leur statut en persécutant les herboristes. Pour ces raisons, je crois que l’on devrait se contenter de dire que l’efficacité de l’échinacée n’a pas été prouvée par les tests de laboratoire. Et surtout, je crois qu’on devrait arrêter de faire comme si on voulait simplement rendre justice au portefeuille des gens en s’acharnant sur des micro-lobbys, alors qu’on est de toute évidence en train d’asseoir son statut d’expert en chassant les dernières sorcières. Pendant ce temps, les gros capitalistes de l’industrie pharmaceutique ont le champ libre en arrière grâce à cette gigantesque diversion…

Céline Hequet est chroniqueuse à Ricochet et chercheuse-associée à l’IRIS. Elle détient une maîtrise en sociologie en plus d’être diplômée en biologie et en économie.