Non, il n’y a pas «des faits» d’un côté et «des opinions» de l’autre, comme le prétend le Pharmachien. C’est d’ailleurs lors de mon passage des sciences «dures» aux sciences «molles» que j’ai appris à relativiser la prétention à l’objectivité totale des sciences pures. C’est pourquoi je tenais à formuler une critique plus complète des raccourcis épistémologiques employés par Olivier Bernard pour défendre ses positions bien tranchées dans l’espace public. Une autre personne, plus férue que moi en la matière, vous parlera de l’histoire de la pratique médicale dans une deuxième partie, avec une perspective féministe bien entendu (voyons, la science, sexiste!?).

Épistémologie 101

Quand j’ai suivi le cours d’épistémologie pendant ma propédeutique en sociologie, j’étais sidérée que personne ne m’ait jamais enseigné ces choses-là en sciences. Il s’agit après tout de se demander : comment a-t-on accès à la connaissance? En d’autres mots, comment est-ce qu’un scientifique fait sa job en sachant qu’il ne se trompe pas? J’avais cependant déjà observé, dans les laboratoires et sur les terrains de recherche pour lesquels j’ai travaillé en biologie, combien il est difficile – voire impossible – d’appliquer à la lettre ce qu’on apprend dans nos cours de méthodologie. Dans la pratique, il y a des raccourcis qui se font.

Mais surtout, à aucun moment on a, comme scientifique, un accès direct sur la petite fenêtre de la vérité. Non, non, nous ne sommes pas des dieux! Nous sommes des gens faillibles qui s’appuient sur la méthode dite «déductive de contrôle», selon laquelle «une hypothèse ne peut être que soumise à des tests empiriques de contrôle et seulement après avoir été avancée (Popper, 1968)».

L’hypothèse que l’on cherche à invalider est appelée «hypothèse nulle» et c’est toujours celle selon laquelle il n’y a «pas d’effet» (d’un médicament ou d’une plante), puisque on ne peut prouver l’inexistence de quelque chose.

Par exemple, on ne peut pas prouver que les cygnes noirs n’existent pas, même si on en n’a jamais vu, parce qu’aucun scientifique ne peut avoir accès à tous les cygnes du monde. On ne peut pas non plus prouver que Dieu n’existe pas. Par contre, si on obtient des preuves de l’existence de Dieu, on peut invalider l’hypothèse selon laquelle Dieu n’existe pas. En d’autres mots, on ne peut qu’invalider une hypothèse nulle, mais on ne peut jamais la valider. On ne peut jamais valider l’absence d’effet ou l’inexistence de quelque chose.

Sur la méthode déductive de contrôle

Or, c’est ce que prétend parfois faire le Pharmachien. Par exemple, il affirme que l’echinaceae n’a peu ou pas d’effet puisqu’aucune étude n’est venue valider son fonctionnement (ce qui est, de toute façon, faux: les études sont en fait partagées sur la question). Cependant, la méthode déductive de contrôle ne nous permet de faire de telles affirmations. Tout ce que l’on peut dire, à la lumière de ces résultats, c’est qu’on ne sait pas. Et lorsque l’on se fait un ardent défenseur de l’esprit critique sur toutes les tribunes, il est important et nécessaire de souligner à gros trait la différence entre les deux. SURTOUT quand la différence implique potentiellement d’écraser de petites entreprises comme la Clef de champ (Val-David power!), et toute une flopée d’herboristes qui ne gagnent pas non plus des milles et de cents.

Être critique, ce n’est pas seulement tourner en dérision les affirmations pseudo-scientifiques. C’est également être capable d’avoir une pensée critique sur sa propre discipline. Une affirmation non prouvée comme vraie n’est pas la même chose qu’une affirmation prouvée comme fausse. Les scientifiques doivent donc faire preuve d’une certaine humilité quant au fait qu’ils n’ont pas accès à toutes les données d’un système. Ils n’ont jamais vu de cygnes noirs? Soit! C’est tout, on ne peut pas en dire plus. Ha, rigueur, quand tu nous tiens…

Être critique, ce n’est pas seulement tourner en dérision les affirmations pseudo-scientifiques. C’est également être capable d’avoir une pensée critique sur sa propre discipline.

De plus, si l’on est réellement critique, encore une fois, on doit se demander pourquoi on a davantage accès à certaines données (les tests sur les produits pharmaceutiques) plutôt que d’autres (les tests sur les produits d’herboristerie). Si notre but réel est de protéger les consommateurs contre ceux qui veulent siphonner leur portefeuille, je crois qu’on rate un peu la cible en visant les vendeurs de teinture-mère et de jus de bleuets. Puisqu’il demande lui-même aux médias et aux gens qui jouissent d’une tribune de faire attention aux idées qu’ils propagent dans l’espace public, j’aurais aimé qu’Olivier Bernard profite de sa sacrée grosse tribune à TLMEP pour nous parler de ses critiques envers l’industrie pharmaceutique plutôt que d’y traquer le jus vert et autres remèdes naturels. Ça me fait penser à Philippe Couillard qui coupe les assistés sociaux plutôt que de s’attaquer aux paradis fiscaux.

Sur la notion de paradigme

Dans les débuts d’une science, il y a souvent plusieurs écoles de pensée. Ensuite, l’une d’elles (celle qui explique le mieux les problèmes considérés comme importants par les spécialistes) prend le dessus. C’est parce que la théorie qu’elle avance est en étroite corrélation avec l’expérience que l’on a du monde qu’elle en devient un modèle accepté. Il ne peut évidemment s’agir d’un travail final, sans quoi il ne resterait plus rien à résoudre dans la communauté scientifique, mais il s’agit de la meilleure explication qu’on ait eue à ce jour et on la tient donc pour vraie.

Une fois le paradigme adopté, l’activité scientifique ne vise qu’à l’approfondir et non à le remettre constamment en question. En d’autres mots, les scientifiques cherchent à confirmer des hypothèses déjà émises et non à en formuler de nouvelles. Le paradigme restreint donc leur champ de vision en définissant pour eux les problèmes sur lesquels ils doivent travailler. Il force, en quelque sorte, la nature dans son cadre. C’est pourquoi la science ne peut être parfaitement objective.

Le regard du scientifique est toujours subjectif. En effet, celui-ci s’attend à découvrir une chose préétablie et n’est pas du tout disposé à en voir une autre. Pour montrer combien on est disposé à voir le réel à travers des catégories déjà connues, on a utilisé une expérience de psychologie. Au cours de celle-ci, des cartes à jouer ont été présentées à des sujets, qui devaient les identifier. Cependant, certaines cartes anormales avaient été glissées dans le jeu, comme un quatre de cœur noir. Plutôt que de reconnaître et de pointer ces anomalies, les sujets les ont intégrées inconsciemment à des catégories déjà connues, prenant par exemple le quatre de cœur noir pour un quatre de pique noir. Dans cette analogie, c’est comme si le «paradigme» leur indiquait qu’il n’existait que quatre types de cartes à jouer – le pique noir, le trèfle noir, le cœur rouge et le carreau rouge – et qu’ils ne pouvaient faire d’autres observations que celles-ci.

Le scientifique n’est donc pas prêt à voir le monde dans sa totalité, dans sa surabondance de données; il le regarde plutôt avec les lunettes filtrantes du paradigme. Sachant cela, on peut formuler la question suivante: est-il possible qu’il y ait actuellement un paradigme dominant en sciences de la santé selon lequel, par exemple (je ne suis pas une experte de la question), les maladies doivent être guéries avec des médicaments produits en laboratoire? La majorité de la communauté scientifique dans ce champ travaillerait alors à l’étude de produits pharmaceutiques et le reste des recherches seraient vues comme «non scientifiques», voire hérétiques.

Être réellement critique

Finalement, pour être réellement critiques, comme l’exige le Pharmachien, il faudrait rajouter une couche de sociologie à tout ça. Les problèmes considérés comme importants par les experts (qui mènent à la formation de paradigmes) font l’objet de luttes de pouvoir et la place d’expert elle-même est le résultat d’une lutte de pouvoir. Non seulement les connaissances scientifiques ne sont pas produites dans une bulle de verre isolée du système de production capitaliste (influence de l’industrie du jus vert ou du Big Pharma), mais la position d’expert n’est pas non plus exempte de rapports de domination entre les sexes. L’épisode 2 de cette saga visera donc à montrer que lorsqu’on étudie l’histoire des sorcières, des sages-femmes et des infirmières, on découvre en fait l’histoire de l’accaparement total du champ de la pratique médicale par les hommes des classes dominantes. La médecine que l’on connaît aujourd’hui n’est donc pas neutre politiquement.