À titre d’exemple, dans une récente lettre ouverte publiée par Le Devoir, Magalie Favre affirmait que «le genre n’a rien à voir avec le sexe» en français et dénonçait l’«ignorance de la langue» de celles et ceux qui prétendraient le contraire. Cette position simpliste s’appuie cependant sur une mécompréhension du rôle du genre en français. Un regard honnête sur l’évolution des rôles du masculin et du féminin dans la langue démontre que le masculin n’est devenu «neutre» qu’à grand renfort d’activisme sexiste visant à rendre les femmes invisibles.
Le masculin l’emporte sur le féminin n’a pas toujours été une règle grammaticale. Au contraire, jusqu’au 17e siècle, on accordait l’adjectif et le verbe selon «l’accord de proximité», c’est-à-dire selon le genre du nom ou du sujet le plus proche. Ce qui était déterminant pour savoir quel genre «l’emporterait» était simplement la syntaxe de la phrase. Par exemple, on aurait dit les hommes et les femmes sont intelligentes, ou encore les femmes et les hommes sont talentueux. Cette règle égalitaire fonctionnait très bien jusqu’à ce que des auteurs et linguistes sexistes décident que «le sexe fort» devrait dominer la langue.
En 1647, Vaugelas, l’un des premiers membres de l’Académie française, écrit que «le genre masculin étant le plus noble doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se retrouvent ensemble». La supériorité du genre masculin s’explique, d’après Beauzée, par «la supériorité du mâle sur la femelle» (1767).
Les défenseurs et défenseuses de la prétendue neutralité du masculin s’offusquent lorsqu’on utilise ces exemples pour démontrer l’intégration du sexisme dans la langue française. On nous rappelle que le genre des mots est arbitraire : un chaudron, une casserole ; un mont, une montagne ; une ville, un village… Un tel raisonnement omet cependant une distinction grammaticale cruciale entre les noms animés, qui désignent les êtres pouvant se déplacer seuls (personnes, animaux, créatures fantastiques, etc.), et les noms inanimés, qui désignent le reste (des choses, des notions abstraites, des qualités, des actions, etc.).
Le genre des noms inanimés est arbitraire : il résulte des influences que le mot a subies au cours de son histoire. Or, il en est tout autre pour les noms animés, dont le genre grammatical est presque toujours attribué en fonction du genre de l’être qui est désigné : une mère, un père, une professionnelle, un danseur. Dire que la langue n’a pas de sexe, lorsqu’on oublie tous ces mots accordés selon le genre de la personne concernée, c’est raconter une demi-vérité.
Si l’on s’intéresse au genre des noms animés, et en particulier à celui des noms de fonction, force est de constater que c’est bel et bien le sexisme qui a motivé l’évolution de la langue de manière à rendre les femmes invisibles.
Au 17e siècle, la langue française a été purgée d’un nombre important de noms de métiers féminins. Jusqu’à cette époque, auteur avait pour féminin autrice (qui est toujours employé en Suisse), peintre avait peintresse, philosophe avait philosophesse, etc. Cependant, tous ces féminins seront retirés de l’usage. L’héritage de cet assaut contre les formes féminines persiste aujourd’hui. Faut-il rappeler que l’Académie française condamne encore l’emploi de «barbarismes» comme une professeure et une écrivaine, préférant les «formes féminines» professeur et écrivain?
Sylvain Maréchal explique que les formes féminines sont retirés lorsqu’il ne convient pas qu’une femme occupe la fonction désignée : «Pas plus que la langue française, la raison ne veut qu’une femme soit auteur. Ce titre, sous toutes ses acceptions, est le propre de l’homme seul» (1801). Louis-Nicolas Bescherelle en rajoute : «Quoiqu’il y ait un grand nombre de femmes qui professent, qui gravent, qui composent, qui traduisent, etc. on ne dit pas professeuse, graveuse, compositrice, traductrice, etc. mais bien professeur, graveur, compositeur, traducteur, etc., par la raison que ces mots n’ont été inventés que pour les hommes qui exercent ces professions » (1843). Par contraste, les féminins moins valorisés – les fonctions qui «siéent aux femmes» – ne sont pas affectés par ces transformations de la langue; c’est le cas d’amatrice et de spectatrice qui sont encore utilisées aujourd’hui.
On sait toujours excuser le sexisme, encore plus lorsqu’il nous vient du passé : combien de personnes nous diront que ces antiféministes étaient «le produit de leur époque»? L’on fait cependant erreur à penser que ces auteurs n’étaient pas eux-mêmes des militants tentant de renverser le statu quo. S’ils ont eu à lutter pour que le masculin l’emporte et que l’autrice disparaisse, c’est bien parce que la société des 13e, 14e, 15e et 16e s’accommodait très bien de ce qui est aujourd’hui perçu comme de l’activisme féministe exagéré.
L’effacement du féminin dans la langue a tout à voir avec la condition des femmes. Ceux qui ont purgé le français de ses féminins et ont inventé la règle le masculin l’emporte ne cherchaient pas à rendre la langue «plus neutre», bien qu’on enseigne aujourd’hui que le masculin est un genre «générique». Ils cherchaient plutôt à faire disparaître la possibilité, l’idée même d’une femme en philosophie ou d’une femme de lettres. Contrôler la langue permet ainsi de contrôler l’imaginaire collectif, les représentations que l’on se fait du rôle des femmes dans la société. Comme Mariana Yaguello le résume brillamment, «la place de la femme dans cette langue est le reflet de sa place dans la société» (1982).