On connaissait déjà le cas Dick Cheney : secrétaire à la Défense de Bush père entre 1989 et 1993, Cheney occupa ensuite de très hautes fonctions au sein de la multinationale Halliburton, avant de revenir à la Maison-Blanche comme vice-président de George W. Bush. Intéressante coïncidence, Halliburton devait, à partir de 2001, se voir confier près de 30 milliards de dollars de contrats par le gouvernement fédéral : services d’intendance pour l’armée et opérations de reconstruction en Irak, entre autres.
Pour les cyniques, la grande valse des conflits d’intérêts et des abus de position politique, aux États-Unis comme ailleurs, ne devrait même plus nous surprendre. Toutefois, de ce cancer diagnostiqué depuis longtemps émerge désormais une nouvelle métastase, qui a de quoi faire tressaillir : avec l’expansion des sociétés militaires privées, les relations incestueuses entre secteurs privé et public s’étendent aujourd’hui progressivement à la sphère sécuritaire et militaire.
Sous les drapeaux puis sous contrat
La première moitié du schéma n’est pas une nouveauté en soi. Du simple soldat au général, prendre une retraite anticipée puis rejoindre des firmes de sécurité comme mercenaire ou consultant est une pratique courante depuis plus de vingt ans. Des auteurs comme Peter Singer ou Deborah Avant ont déjà longuement écrit sur cette version kaki du phénomène de la «fuite des cerveaux».
Pourtant, avec l’arrivée à la présidence de Donald Trump s’esquisse désormais un second mouvement, jusqu’alors inusité : le retour de ces soldats de fortune dans le secteur public. L’équipe de politique étrangère du président élu, ou en tous cas les rumeurs qui l’entourent comportent en effet toute une palette de ces «revenants». Et comme pour Dick Cheney à l’époque, on rappelle plus volontiers leur passé lointain, sous les drapeaux, que le plus récent, sous contrat.
Et pourtant…
Futur Conseiller à la Sécurité nationale, l’ancien général Michael Flynn est également le fondateur de Flynn Intel Group, firme de conseil en matière de renseignement. Des voix se sont élevées la semaine dernière pour contester d’apparents services de lobbying que la société aurait accomplis en faveur de la Turquie.
Cubic, Boeing et les autres
Keith Kellogg, lui aussi ancien général et conseiller en politique étrangère de Donald Trump depuis mars 2016, travaillait auparavant pour Cubic Global Defense, pourvoyeuse entre autres d’entrainements et formations militaires, en faveur des États-Unis et d’une trentaine d’autres pays. Un autre général à la retraite gravitant autour du président élu, William Hartzog, est quant à lui directeur de Burdeshaw & Associates, société de conseil en matière de défense.
Figurent également dans l’équipe de transition de Donald Trump d’anciens membres du Pentagone sous George W. Bush passés depuis à l’industrie de la défense : Thomas Carter, lobbyiste pour Elbit Systems, fabricant notamment d’équipements pour aéronefs militaires, ou Mira Ricardel, employée jusqu’en 2015 par la filière missiles balistiques de Boeing.
Les missiles balistiques, un domaine que Stephen Hadley, un autre ancien de l’administration W. Bush pressenti pour occuper un haut poste aux côtés de Donald Trump, connaît bien. Il rédigea en 2013 une tribune dans le Washington Post appelant Barack Obama à faire usage de tels engins pour mener des frappes en Syrie. Pas des avions, pas des hélicoptères, mais des missiles balistiques. On fit plus tard remarquer que Hadley détenait des parts importantes de Raytheon, une société produisant… pas des avions, pas des hélicoptères, mais des missiles balistiques.
Conflits d’intérêts (national)
Après Halliburton dans les années 2000, serait-ce désormais au tour des sociétés de sécurité de voir les commandes et les mandats de sous-traitance inopinément affluer du Pentagone? Verra-t-on bientôt Cubic entraîner les Navy Seals et Elbit assurer la maintenance des drones Predator? Trop tôt pour l’affirmer. Trop tôt pour l’exclure aussi.
Reste que, si on pointe actuellement du doigt les conflits d’intérêts potentiels dont Donald Trump pourrait se rendre coupable, ses proches conseillers de politique étrangère n’ont rien à lui envier.
Ceci étant, c’est aussi toute la question du choc des cultures entre secteurs public et privé qui pointe déjà le bout de son képi. Militaires et mercenaires entretiennent des pratiques, et sont mus par des objectifs pour le moins différents. Laquelle des deux mentalités les «revenants» auront-ils conservée en regagnant Washington?
Verra-t-on une logique managériale, axée sur l’utilité marginale et le retour sur investissement, guider la politique étrangère américaine? Et surtout, un tel virage sera-t-il synonyme d’une Amérique plus mesurée dans son action extérieure? Rien n’est moins sûr. Comme l’a un jour suggéré le politologue Christopher Coker, les «États-marchands» ne sont pas nécessairement averses à la guerre. Ils se cherchent seulement des guerres plus rentables.