Notre deuxième devoir est de refuser d’accepter la nouvelle situation comme le nouveau cadre normal de la politique. Notre troisième responsabilité est de nous assurer qu’un pareil mouvement ne se développe pas davantage ici, alors qu’un certain nombre de conditions sont réunies pour que ce soit une possibilité réelle. Il serait gravement irresponsable de sous-estimer ce risque, car il y a des gens qui sont prêts, au Québec, à aller dans la même direction qu’aux États-Unis.
Un vote anti-establishment?
Tout le monde semble s’entendre pour dire qu’il y a eu un vote anti-establishment. Mais de quel establishment s’agit-il, au juste? Ce n’est pas toujours clair. Le saisir est de première importance, si on souhaite éviter un tel désastre ici. Voici donc deux hypothèses.
Il y en a plusieurs qui affirment qu’il s’agit d’un vote contre l’establishment qui a abandonné la classe ouvrière au libre-échange et à la mondialisation de l’économie. En effet, la gauche social-démocrate – qui avait historiquement défendu la classe moyenne ouvrière blanche – est devenue elle-même porteuse du capitalisme néolibéral.
Les travaillistes en Grande-Bretagne, les Démocrates aux États-Unis, le Parti socialiste en France, le Parti de la social-démocratie en Allemagne – ils ont tour à tour adopté la logique néolibérale. En étant favorable au libre-échange, à la dérèglementation des marchés et à l’adoption de mesures d’austérité, le Parti québécois incarne cette histoire au Québec. Le PLQ est aussi néolibéral, mais il ne se présente pas comme de gauche.
Avec ces politiques, la précarité des emplois dans les secteurs public et privé augmente. On assiste à la destruction des services publics, renvoyant les soins et l’éducation aux sphères privées, et touchant ainsi aux avancées des femmes blanches. Pour les hommes blancs qui travaillent dans le secteur manufacturier, c’est la délocalisation des emplois de qualité qui est devenue un enjeu bien réel. Je dis blancs, car la classe moyenne ouvrière au Québec – celle qui a fait les gains les plus spectaculaires lors de la Révolution tranquille – était surtout canadienne-francaise d’origine.
Chez ces gens, il y a fort possiblement un ressentiment envers les partis politiques qui en sont venus à incarner eux-mêmes le 1%, les intérêts financiers internationaux, les banques. Mais en région, leurs votes ces dernières années se sont surtout portés vers le PQ et la CAQ, deux partis qui incarnent le libre-échange et… le nationalisme identitaire. Des votes par défaut, en l’absence d’alternative? Que dire alors du faible appui pour Québec solidaire en région?
J’aimerais proposer qu’il y a une affirmation du nationalisme blanc qui en a contre la diversité à la sauce libérale.
Le nationalisme blanc
Une étude récente a fait la démonstration que les blancs des États-Unis croient qu’ils sont davantage victimes de discrimination que les personnes noires. Une perception complètement erronée, mais qui ouvre néanmoins la porte à l’idée que les personnes blanches doivent reprendre la place qui leur est due. C’est ce qu’offre Trump.
Il y a au Québec un nombre important de Québécois canadien-français qui ont l’impression d’être victimes de discrimination. Non seulement de la colonisation britannique de jadis, mais aussi des accommodements raisonnables, de leur trop grande générosité envers les immigrants, des musulmans, des «privilèges» des autochtones, voire même des femmes.
Cette tendance est fortement encouragée, depuis quelques années, par le discours identitaire qui mobilise l’idée que le Québec serait envahi, menacé et trop mou devant l’élite «diversitaire», comme l’appelle Mathieu Bock-Côté (qui incarne le versant intellectuel cette tendance). Du côté populaire, je prends en exemple le maire de Saguenay, Jean Tremblay, qui dit tout haut ce que bien des gens pensent tout bas. Les gens mobilisés par ce discours agissent comme si leur place au soleil était menacée. Et ça les rend susceptibles d’embarquer dans un projet politique du style de celui qui a fait gagner Trump.
Dans ce cas-ci, l’establishment contre lequel on semble se battre est tout autre que l’élite riche qui a abandonné la classe ouvrière. On semble plutôt s’en prendre aux personnes et aux institutions – gouvernementales, associatives et médiatiques – qui adoptent des positions libérales sur le plan social. Les gens qui embrassent la diversité et les immigrants, les gais et les lesbiennes, les personnes trans, l’avancement des femmes au travail…
Une identité menacée?
Comment la société en est-elle venue à avoir l’impression que l’identité québécoise était menacée? Je dirai qu’on a banalement normalisé ce discours. Pas besoin d’adopter un ton alarmiste pour s’en faire porteur. Dernièrement, à la radio de Radio-Canada, j’ai entendu Franco Nuovo dire que les Québécois avaient de la difficulté à affirmer leur identité, voire à en parler.
Permettez-moi de dire qu’au contraire, l’affirmation de l’identité québécoise est omniprésente. Comme anglo-Québécoise – comme outsider qui a embrassé la société québécoise majoritaire avec sa langue, sa culture, ses institutions, son histoire comme son avenir – mon expérience est toute autre. L’identité est un thème récurrent. On n’y échappe tout simplement pas. Elle traverse les chansons, la littérature, les films, les thèmes politiques, l’enseignement scolaire, les débats publics… Tout le cadre de la société québécoise s’organise à travers le prisme de l’identité des Québécois d’ethnicité canadienne-française.
Ce qui est moins présent, c’est l’espace pour examiner nos lacunes et nos défis, surtout lorsque la critique vient de personnes qui ne sont pas canadiennes-françaises d’origine. La culture québécoise mérite d’être célébrée, certes. Comme d’autres, je suis pour la défense de la loi 101, par exemple. Mais comme toute société qui se respecte, elle se doit de faire l’objet de critique par quiconque s’y investit. À la place, un pan important de la société se pose agressivement en victime. Cette position rend l’échange sur les injustices qui caractérisent cette société extrêmement difficile à mener.
L’expérience de la colonisation britannique continue d’avoir priorité sur toutes les autres réalités. Comme le rôle du régime français et des gouvernements québécois dans la colonisation continue des peuples autochtones, qui est passé sous silence. On omet également de reconnaître qu’à travers toutes ces époques et tous ces régimes, la suprématie blanche et patriarcale a caractérisé l’action des colons anglais comme français et, plus tard, du Canada et du Québec.
Le danger repose dans le fait que ce sentiment de victimisation va être exploité dans les prochains mois et dans les prochaines années, à la lumière des élections aux États-Unis. Le Québec compte déjà son lot d’acteurs qui nourrissent cette impression. Le Journal de Montréal en pullule, les radios-poubelles en sont les fières porteuses, la CAQ se positionne dans ce registre, et le PQ souffle souvent très chaud en la matière. Il faut s’attendre à ce que certains acteurs accentuent la mobilisation de ces sentiments.
Les systèmes de domination niés
Les personnes préoccupées par le racisme et le sexisme, y compris dans leur dimension économique, se retrouvent ainsi devant un dilemme majeur. D’un côté, en parler irrite toujours davantage une partie importante de la population blanche. De l’autre, elles font face à un mur de déni sur la dimension systémique des problèmes chez les Libéraux qui ne sont pas porteurs du discours nationaliste. En effet, les Libéraux nient l’existence du racisme systémique.
Les injustices que subissent les femmes et les groupes minoritaires, y compris ceux et celles de la classe ouvrière, sont ainsi laissées en place. Les Libéraux se disent pour l’égalité, mais ne font pas grand chose pour s’attaquer aux causes de la culture du viol, comme l’impunité policière. Ils se disent pour une nouvelle relation avec les peuples autochtones, mais ils poursuivent l’exploitation de leurs territoires ancestraux sans leur consentement. Ils disent que la discrimination raciale en emploi est inacceptable, mais ils omettent de durcir les lois du travail en ce sens.
Ces groupes minoritaires, qui n’ont pas connu les avancées de la Révolution tranquille, frappent aux portes exactement au même moment où d’autres souhaitent défendre leurs acquis à travers le prisme du nationalisme blanc. C’est un mélange explosif.
Une mobilisation contre le néolibéralisme : la solution?
Est-ce qu’une mobilisation politique rejetant le néolibéralisme ferait diminuer le ressentiment, comme le proposent certains acteurs de gauche aux États-Unis et au Québec? En d’autres mots, un programme qui proposerait une rupture non seulement avec l’austérité, mais avec le dogme néolibéral comme le libre-échange pourrait-il faire diminuer les chances d’un raz-de-marée populiste?
Je n’ai rien contre. Au contraire, j’ai hâte de voir ce discours mieux s’affirmer au Québec. Les politiques néolibérales contribuent clairement à miner la solidarité sociale. Je ne crois pas, par contre, que ce virage puisse diminuer à lui seul la volonté chez plusieurs de prendre leur revanche sur les femmes et les personnes racisées, musulmanes, immigrantes et autochtones.
L’arrivée au pouvoir des acteurs agressifs de la suprématie blanche aux États-Unis ne doit pas être l’occasion pour nous de se mettre la tête dans le sable ou de se penser au-dessus de la mêlée. L’erreur stratégique des Démocrates était de sous-estimer le désir de revanche d’une partie importante de l’électorat blanc. Ne faisons pas la même erreur au Québec. Le populisme est bien vivant. Il a le vent dans les voiles.